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du libre examen, et pour délivrer l’homme des vaines hypothèses, des théories arbitraires, c’est-à-dire de toutes les autorités usurpées, il a soumis les instrumens même de la connaissance, l’entendement et la raison pure, à une critique qui est devenue le fondement nécessaire de toutes les recherches de l’avenir. Reconnaître les droits de la raison et marquer les limites de son pouvoir, écarter par là et le faux dogmatisme qui abuse l’esprit de l’homme et le scepticisme qui le décourage, telle était l’entreprise de Kant, entreprise difficile et périlleuse, périlleuse surtout pour un génie si audacieux et si profondément original. Un esprit ordinaire suivra la route tracée par ce qu’on appelle le sens commun, et, n’ayant pas de découvertes à faire, il est bien sûr de ne pas s’égarer ; un génie créateur pourra être entraîné hors du vrai, sa profondeur et sa subtilité lui seront un piège. À force de réfléchir sur la nature et le rôle de l’esprit humain, Kant en vint à se représenter la raison comme un moule qui imprime nécessairement sa forme atout ce qu’il reçoit, — comme un miroir qui, métamorphosant les objets, leur impose une certains apparence, si bien que nous ne sortons pas de nous-mêmes, qu’il nous est impossible d’en sortir, et que nos connaissances, au lieu d’être l’expression de la réalité, ne sont et ne peuvent être que le résultat des formes de l’entendement. En un mot, la réalité nous échappe ; nous ne connaissons que des phénomènes, et encore ces phénomènes dépendent-ils absolument du miroir qui les reflète. Tel est le résultat de la critique de Kant, résultat bien différent, comme on voit, de l’intention première du philosophe. Kant voulait assurer les droits et guider les recherches de la pensée humaine ; son système, s’il eût triomphé, eût ébranlé l’autorité de la raison et découragé la philosophie.

Voilà l’opinion admise sur la critique de Kant. Dans quelle catégorie ranger une telle philosophie ? Ce n’est ni un système sensualiste, ni un système idéaliste : le scepticisme, pas plus que le mysticisme, ne peut la revendiquer tout entière ; mais on y découvre peut-être quelque chose de tout cela. La vérité est que c’est là une doctrine toute nouvelle, très ingénieuse, très originale, qui déconcerte les classifications établies, et réunit avec une étonnante hardiesse les choses les plus contraires. Certes, il faut bien le reconnaître, Kant se rapproche des sensualistes quand il déclare que les notions d’espace et de temps ont pour fondement unique des affections de la sensibilité impropres par leur nature à représenter autre chose qu’elles-mêmes, et cependant n’est-ce pas un étrange sensualiste, cet homme qui arrive à la négation de la matière et qui fait de tous les phénomènes du cosmos de pures conceptions de notre esprit ? Le scepticisme, on ne saurait le nier, est le résultat inévitable de son système : quel scepticisme extraordinaire pourtant qu’une doctrine où la raison est placée si haut, où les facultés de l’esprit dominent tout, où les formes de l’entendement ont le pouvoir de modifier, bien plus de créer tout ce que nous apercevons, une doctrine enfin qui inspirera bientôt à Fichte le dogmatisme le plus audacieux qui fut jamais ?

Les contradictions, ou, pour employer un terme plus exact, les complications de la philosophie kantienne, expliquent les incertitudes de l’opinion à son égard et les jugemens opposés dont elle a été l’objet. À l’époque où le