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de feu[1] qui laissèrent sur sa porte, comme une sinistre menace, l’empreinte de leurs doigts enflammés. Le père Salomon demanda l’histoire du trop célèbre Nathan, dit Nathan le Diable, l’effroi et le scandale de la pieuse communauté de Grusenheim ; Nathan, qui, grâce à ses pactes avec l’enfer, avait, au vu et au su de tout le monde, fait sonner des carillons dans son grenier, pleuvoir des lettres mystérieuses de tous les plafonds et sortir des quatre murs de la salle basse des langues de feu brûlant sans se consumer[2].

— Tout cela, dit Samuel en se rengorgeant, vous l’avez déjà entendu en tout ou en partie : je vais maintenant vous raconter une histoire bien autrement curieuse, que je n’ai jamais racontée à personne ; je désire même qu’elle reste entre nous, car je ne voudrais pas m’attirer, non plus qu’à vous, quelque mauvais parti.

— Avant de commencer, dit mon hôte, prends ce verre de vin, Samuel, et trinque avec monsieur.

Puis, se tournant vers la maîtresse de la maison : — Jedelé, fais entrer la femme de samedi[3] ; qu’elle verse de l’huile dans la lampe, qu’elle arrange les mèches et entretienne le feu.

Appuyant ensuite son menton sur ses deux mains et ses coudes sur le livre des psaumes encore ouvert : — Samuel, dit le père Salomon, commence ; on t’écoute.

Samuel vida d’un seul trait son verre de vin, non sans avoir fait d’avance la prière voulue[4], et enfonça un peu son chapeau, qu’il avait gardé, bien entendu, comme tout le monde ; puis, dans un patois malheureusement intraduisible, il commença en ces termes.


II

« L’histoire que je vais vous raconter remonte un peu haut. Il peut bien y avoir quarante ans qu’elle est arrivée à feu mon grand-père, que vous autres jeunes gens n’avez pu connaître, mais que vous vous rappelez bien, n’est-ce pas, père Salomon ? »

Le père Salomon fit un signe affirmatif.

  1. En allemand, feurige Männer. Les hommes de feu ne sont autre chose sans doute que les feux-follets poétisés.
  2. L’histoire de Nathan est célèbre dans le monde juif du Haut-Rhin. Dans le petit village de Grusenheim, situé à trois lieues de Colmar, non loin du Rhin, les personnes dévotes vous montreront avec frayeur aujourd’hui encore les ruines de la maison qu’il habitait.
  3. Femme du peuple non israélite qui fait, vingt-quatre heures durant, dans chaque famille juive, les travaux interdits par la loi.
  4. Prière que les juifs de la campagne font toujours en hébreu avant de boire : « Nous te louons, Seigneur notre Dieu, roi de la terre, qui fais prospérer le fruit de la vigne. »