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réduits aux expédiens. En vrais artistes, ils dépensent plus qu’ils ne gagnent ; le jeu, leur passion favorite, absorbe la plus grosse part de leurs profits. Quand leur bourse est à sec, leur revenu fixe absorbé, leur revenu éventuel engagé, ils prennent leur mal en patience et attendent les grandes fêtes de septembre, alors que le hazan, pour officier convenablement pendant près de quinze jours, ne peut guère plus se passer de ses aides-chanteurs qu’une voiture de ses roues, un moulin à vent de ses ailes, alors aussi que la communauté impatiente se promet merveille des offices qui vont suivre, et que l’orchestre vocal doit s’y préparer par des répétitions multipliées. C’est précisément cet instant que choisissent nos aides-chanteurs pour chercher une mauvaise querelle au chantre et pour le rançonner. Ils demandent soudain une augmentation d’honoraires considérable, sans quoi ils feront grève. Le pauvre chantre crie à la trahison, menace et flatte tour à tour. Les deux compères tiennent bon. Grande rumeur dans le village, cabale et brigues pour et contre. Le chef de la communauté s’en mêle, l’administration du temple s’émeut ; des conférences ont lieu, dés négociations sont entamées, des transactions proposées, repoussées et enfin adoptées. De là des scènes et des passions burlesquement sérieuses qui pourraient être le sujet d’un nouveau Lutrin.

Vis-à-vis le hazan et en face de moi était assis un jeune homme grave et sévère qui, seul de toute la société, avait gardé sa redingote et se permettait de rester tête nue. Seul il affectait de parler français ; seul, au milieu de toute cette conversation confuse, bruyante et peu littéraire, il hasardait quelques observations sur les sciences et les lettres, me faisant remarquer que parmi les anciens déjà il y avait de grands génies, et que, chez les modernes, Voltaire lui paraissait un homme d’esprit. Le dialogue s’étant engagé entre nous deux, il trahit sa position sociale par une prodigieuse émission d’imparfaits du subjonctif. Le doute ne me fut plus permis : j’avais devant moi l’instituteur communal de l’école israélite de Wintzenheim. Le rôle que joue l’instituteur israélite dans les grandes communautés est important. Il est le mentor de bien des familles. Essentiellement sentencieux et érudit, il est estimé pour la profondeur de ses aphorismes et la variété de ses citations. Il est au courant des nouvelles, les colporte, les commente ; c’est encore un moyen de plaire. Grâce à ses nombreuses relations, il entame avec succès les négociations matrimoniales.

Assez loin de l’instituteur et presque au bout de la table trônait carrément dans sa chaise un joyeux compère à cheveux rouges, à la physionomie malicieuse et fine : c’était Seligman, le boute-en-train de l’endroit. Déjà, après avoir tambouriné sur la table avec deux