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croit sans doute que la peinture militaire doit traduire fidèlement le rapport envoyé au ministre de la guerre par le général en chef. Or, s’il est très utile de connaître la relation officielle d’une bataille quand il s’agit de représenter cette bataille sur la toile, ce document, si précis qu’il soit, ne dispense pas le peintre d’intervenir par la pensée, par la volonté, dans la disposition des personnages. Il est bon de connaître le numéro des régimens qui ont donné, de savoir leur uniforme dans ses moindres détails ; mais quand on a réuni tous ces renseignemens, le tableau n’est pas fait, et j’ajouterai même qu’on n’en possède pas encore les élémens. M. Vernet procède comme s’il tenait avant tout à contenter les officiers d’état-major. En un mot, il prend l’exactitude littérale pour le but suprême de la peinture militaire. J’ignore si les hommes du métier qui ont pris part à la bataille de l’Alma sont satisfaits de son tableau. Ce que je puis affirmer, c’est que le public le regarde avec une profonde indifférence, et je ne donne pas tort au public. M. Vernet fait si peu de frais pour nous intéresser, ménage son imagination avec tant d’avarice, avec tant de lésinerie, qu’il ne doit pas se plaindre de l’accueil fait à son œuvre : il récolte ce qu’il a semé. Si je relève sa méprise, ce n’est pas assurément dans l’espérance de le détromper. Il entend dire par trop de voix complaisantes qu’il est notre premier, notre seul peintre de batailles. Comment et pourquoi refuserait-il de le croire ? Il pourrait discuter avec un capitaine d’habillement le nombre des boutons qui appartiennent à chaque uniforme, ce qui est un mérite précieux quand on veut transcrire sur la toile la relation officielle d’une action militaire. Ce mérite ne suffit pourtant pas pour faire de M. Vernet un grand peintre de batailles. Ses croquis ingénieux de la restauration ont obtenu un succès très légitime. Étourdi par les applaudissemens, il a pensé qu’il en savait assez pour tenter les plus hardies aventures. Le public lui a dit sur tous les tons : « Ne forcez pas votre talent, ne vous lancez pas dans les grandes compositions, qui ne sont pas votre fait ; » M. Vernet n’a voulu rien entendre. Il avait depuis longtemps passé l’âge où l’on étudie, et se fourvoyait avec un courage digne d’un meilleur sort. La Bataille de l’Alma, traitée par le public plus sévèrement que la Prise de la Smala, ne révèle cependant aucun affaiblissement dans le talent de l’auteur. Chevaux et cavaliers sont rendus avec adresse ; mais le public se lasse de voir toujours la même chose, et c’est là le secret de son indifférence.

Le Débarquement des Troupes en Crimée est, à mon avis, très supérieur à la Bataille de l’Aima. Si je m’en tenais à cette comparaison, M. Pils pourrait se plaindre à bon droit ; ce serait en effet un éloge assez mince, puisque l’œuvre de M. Vernet est complètement