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a lu les lettres de Saint-Preux et les Souffrances du jeune Werther. Figurez-vous le singulier mélange que devait contenir la cervelle de ces désœuvrés. Nous sommes vers 1780 ; la régence et le règne de Louis XV ont laissé des traditions qui sont regardées encore comme la suprême loi du savoir-vivre ; impiété, libertinage, sont parfaitement de mise, pourvu que tout cela soit revêtu des grâces de la fatuité. Rire de Dieu et de la société, se jouer de toutes les lois divines et humaines, rien de mieux, si on le fait cavalièrement et sans déclamation. Soyez impie, débauché, mais soyez spirituel, soyez-le surtout avec le ton et le style d’un grand seigneur. L’impertinence du langage sauve les légèretés de la conduite. Le grand point, c’est de vivre en joie. Courte et bonne, disait une fille du régent, et elle ne demandait rien de plus à cette existence que Dieu nous a confiée ; il y a beaucoup de fils du régent à la fin du XVIIIe siècle. Or voyez le singulier contraste : tandis que cette dépravation élégante est le ton d’une certaine aristocratie de cour, l’ardente éloquence de Jean-Jacques Rousseau vient d’émouvoir les âmes, les drames de Shakspeare se répandent, Werther est traduit en français dès 1776, et des critiques enthousiastes, trente ans avant Mme de Staël, signalent déjà dans les lettres germaniques un spiritualisme qui fait honte à notre frivolité. Cet alliage de sentimens opposés est un des traits les plus curieux de cette période. M. de Molènes pensa que l’histoire littéraire n’avait pas assez tenu compte de ces symptômes, et il se donna la tâche de les mettre en relief. D’ailleurs ces détails appartenaient à l’histoire anecdotique beaucoup plus qu’à l’histoire générale ; c’était le domaine des mémoires et du roman. Le jeune écrivain avait ressenti avec une vivacité singulière la double inspiration que je signalais tout à l’heure ; en étudiant ces bizarreries de la société française à la veille de la révolution, en essayant de les retrouver et de les peindre, il obéissait à ses propres désirs. Le point de départ de M. de Molènes, c’est la période qui précède immédiatement 89, lorsque Voltaire vient de mourir, lorsque les âmes fatiguées du scepticisme s’en vont à l’école de Mesmer et de Cagliostro, lorsque, desséchées par les abstractions et par l’abus de l’esprit, les imaginations aspirent aux sources vierges que gardent encore les littératures étrangères, enfin lorsque les courtisans de Trianon vont devenir les émigrés de Londres et de Coblentz.

Nous verrons donc aux prises ces deux mondes si différens : d’un côté, la corruption insolente et fringante ; de l’autre, une sorte de renaissance spiritualiste et poétique ; ici des raffinés, des libertins, les jolis seigneurs dont parle le prince de Ligne, là des âmes pures et fières. Le contraste était heureusement choisi, et un poète moraliste y pouvait trouver de hautes inspirations. Était-ce une de ces