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Personne ne vous connaît, vous ou votre nom ! — Mais, papa, je ne pense pas que ce soit une perte, et vous ne le penserez pas davantage, si vous voulez me permettre de vous lire une ou deux critiques de mon livre, et vous informer de quelques détails à ce sujet. » M. Brontë lut Jane Eyre, et exprima sa satisfaction le soir même par ces paroles, où le plaisir éprouvé se cache sous la réserve naturelle d’un père habitué depuis longues années à ne pas flatter ses enfans : « Eh bien ! mesdemoiselles, savez-vous que Charlotte a écrit un livre, et qu’il est infiniment supérieur à ce qu’on pourrait supposer ? »

Cependant les œuvres d’Emilie et d’Anne avaient été publiées, et le public, qui ne savait à quoi s’en tenir sur le pseudonyme de Currer Bell, attribua à l’auteur de Jane Eyre les romans d’Acton et d’Ellis Bell. Il résulta de cette méprise d’assez curieux incidens. Une maison américaine annonça comme devant paraître prochainement un roman d’Acton Bell, auteur de Jane Eyre et de Wuthering Heights. Une autre maison américaine, qui avait obtenu par un traité avec MM. Smith, Elder, de publier le prochain roman de Currer Bell, se plaignit aux éditeurs de miss Brontë, qui eux-mêmes étaient ignorans de l’existence distincte des trois sœurs et du nom véritable de l’auteur de Jane Eyre. On écrivit à M. Currer Bell, à Havvorth, pour le prier d’éclaircir ce mystère. Anne et Charlotte, pressées de démentir cette accusation de semi-déloyauté, partirent immédiatement pour Londres. Il était impossible de conserver plus longtemps l’incognito avec leurs éditeurs. Lorsque Charlotte mit dans la main de M. Smith la lettre qu’il avait envoyée à Haworth, celui-ci refusa d’abord de croire qu’il eût devant les yeux l’auteur de Jane Eyre. Les explications nécessaires furent données à l’éditeur ; mais les deux sœurs persistèrent à ne vouloir être connues de personne que de lui seul et de sa famille. Cependant M. Smith fit tous ses efforts pour leur faire passer le plus agréablement possible le temps de leur séjour à Londres, qu’elles n’avaient jamais vu. Tout leur sembla nouveau : l’opéra, où de beaux gentlemen lorgnèrent avec une certaine fatuité méprisante leurs figures peu brillantes et leurs modestes vêtemens, sans se douter qu’ils avaient en ce moment sous les yeux l’écrivain dont toute l’Angleterre cherchait le nom ; la verdure et le feuillage de Kensington-Garden ; la prononciation des hommes du sud, qui les surprit par sa douceur et la variété de ses intonations. Lorsqu’elle entra à l’opéra, Charlotte, éblouie par les lumières et les décorations de la salle, serra involontairement le bras de son cavalier, et s’excusa en disant : « Vous savez, je ne suis pas accoutumée à ces sortes de choses. » Leur timidité et leur peu d’habitude du monde les tenaient à l’écart, même au milieu de la société ; presque tous