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d’anxiété, finit par demander à Mme Smith si elle pensait qu’il y eût dans Jane Eyre quelque chose d’immoral.

Une telle personne devait être sensible à la critique, et en effet elle l’était à l’excès. Les louanges ne lui déplaisaient pas, surtout quand elles venaient d’un homme remarquable, de M. Thackeray, par exemple, pour lequel elle avait une admiration très grande. Elle note soigneusement dans ses lettres les critiques favorables, et fait collection des journaux qui ont parlé d’elle en bien ou en mal. Parmi les écrivains dont les louanges semblaient l’avoir le plus vivement flattée, nous aimons à trouver le nom de notre ami et collaborateur Eugène Forcade. — Son article sur Shirley est, dit-elle, le meilleur qu’elle ait lu sur ce sujet, celui où les intentions de l’auteur ont été le mieux analysées[1]. — Mais les critiques malveillantes ou même trop réservées laissent en elle une grande impression d’amertume. Après la publication de Jane Eyre, le Quarterly Review en parla d’une façon non-seulement malveillante, mais injuste et méchante. Dans cet article, que ses éditeurs lui avaient caché, et dont elle exigea impérieusement l’envoi, l’écrivain jugeait à propos de chercher à deviner qui pouvait être Currer Bell. Il croyait pouvoir avancer que c’était une femme, et « une femme qui, pour des raisons suffisantes, était privée par disgrâce depuis longtemps de la société de son sexe. » Cette conjecture malhonnête et gratuite, qui est flétrie par Mme Gaskell dans les termes qu’elle mérite, ne fit pas sur Charlotte, par suite de circonstances particulières (c’était l’époque de la mort de Branwell et d’Emilie), toute l’impression qu’elle aurait faite sur elle à un autre moment. Cependant elle s’en vengea, et on retrouve littéralement reproduites les injures du Quarterly dans la bouche d’un des personnages de Shirley. Plus tard, lorsque les premières tristesses causées par la mort de ses sœurs furent passées, et qu’elle eut le temps de réfléchir, elle ressentit profondément l’insulte, et attribua à cet article toutes les fausses opinions qui ont eu cours un instant sur ses écrits. « Marguerite Hall a appelé Jane Eyre un mauvais livre, sur l’autorité du Quarterly. Cette expression, sortant de sa bouche, me blessa profondément, je le confesse. Marguerite n’aurait pas appelé Jane Eyre un mauvais livre, si on ne lui avait pas appris à l’appeler ainsi. » Mais la scène où cette sensibilité chatouilleuse se montre le mieux se passe dans le salon de M. Smith, un matin, à la lecture d’un article du Times sur Shirley.


« Une sévère critique de Shirley fut publiée dans le Times précisément un des jours qui avaient été choisis pour une excursion aux environs de Londres. Elle savait que son livre serait bientôt critiqué dans ce journal, et elle soupçonna qu’il y avait une raison particulière dans le soin que ses hôtes

  1. Voyez cet article dans la Revue du 15 novembre 1849.