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« À G. H. Lewes, esq.

« Je puis être en garde contre mes ennemis, mais Dieu me protège contre mes amis !

« CURRER BELL. »


Ce billet fut suivi bientôt d’une lettre dans laquelle miss Brontë expliquait les motifs de sa colère. Ces motifs, c’est que M. Lewes n’avait pas observé ses recommandations, et avait pris son sexe en considération. La lettre se terminait par ces paroles d’une cordialité quelque peu âpre : « Toutefois je vous serre la main ; vous avez d’excellentes qualités, vous pouvez être généreux, je suis encore en colère, et je pense que j’ai bien le droit de l’être ; mais ma colère est plutôt celle qu’on ressent pour les plaisanteries un peu trop fortes que celle qu’inspirent les plaisanteries décidément mauvaises. Je suis, monsieur, avec un certain respect et encore plus de chagrin, votre, etc. »

Miss Martineau fit l’expérience contraire. M. Lewes fut maltraité pour n’avoir pas déféré au désir de Charlotte, et miss Martineau pour y avoir trop déféré. Fatiguée d’entendre toujours dire que Jane Eyre contenait des passages que la plume d’une femme ne devait pas écrire, miss Brontë demanda à miss Martineau si elle pensait que décidément Jane Eyre contînt quelque chose d’inconvenant. Sur la réponse négative de miss Martineau, Charlotte pria cette dernière de lui signaler dans Villette, qui était en voie de publication, tout ce qu’elle jugerait inconvenant. Miss Martineau le promit, et tint sa promesse dans un article du Daily News. Charlotte se fâcha et regarda ses observations comme des injures. Ce n’étaient là que des nuages sans doute, et ils passaient aisément sans se résoudre en orages ; pourtant ils laissaient un souvenir dans l’âme de Charlotte. La première fois qu’elle vit M. Lewes à Londres, elle lui dit au moment de se retirer et après une longue conversation : « Nous sommes amis maintenant, n’est-il pas vrai ? — Ne l’avons-nous pas toujours été ? répondit alors M. Lewes. — Mais non, pas toujours, » repartit Charlotte d’un l’on qui ne permettait pas de douter que sa mémoire était forte et fidèle.

Miss Brontë traverse sans s’y mêler le monde littéraire anglais de nos jours. On peut dire qu’elle a plus de sympathie pour les personnes que pour les opinions qu’elles professent. Elle ne partage aucune de leurs idées. Elle peut vivre en bonne intelligence avec l’athée miss Martineau et la tolérante mistress Gaskell, mais elle est strictement protestante et vivement intolérante. Une chose très remarquable et qui fait honneur à son bon sens, c’est la manière mesurée, modérée, sensée dont elle laisse approcher d’elle toutes ces opinions, qu’en fin de compte elle repousse. Jamais elle n’a un mot