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se cacher, grands dieu ! Heureusement M. Thackeray commence sa lecture, et l’attention da Charlotte est trop vivement excitée pour penser aux lorgnettes curieuses qui l’épient, car toutes les paroles qui tombent de la bouche ou de la plume de Thackeray, Charlotte les recueille avec avidité. L’auteur de la Foire aux Vanités est sa grande admiration littéraire. La première fois qu’elle le voit, elle reste muette, et ne trouve pas un mot à dire. Peu à peu cependant elle s’enhardit, et elle pousse même l’audace jusqu’à lui dénoncer les défauts de ses écrits ; « mais il se défendit comme un Turc, comme un grand païen, c’est-à-dire que les raisons qu’il donna pour excuses de ses défauts étaient pires que ses défauts même. » Elle ne s’abuse pas d’ailleurs sur son idole, et elle attribue assez justement les défauts des écrits de Thackeray à la paresse et à l’indolence ; néanmoins il est de tous les écrivains actuels celui qu’elle préfère, et dans les pages où elle lui dédie la seconde édition de Jane Eyre, elle le met tout net au-dessus de Fielding. Cette admiration n’a rien de surprenant ; M. Thackeray et miss Brontë sont deux esprits de la même famille, et ont bien des traits de ressemblance. Tous deux sont artistes avant tout, tous deux promènent sur le monde un regard triste et désenchanté, tous deux sont âpres et amers. Seulement l’amertume chez Thackeray tourne à la satire ; chez miss Brontë, elle tourne au pathétique et au dramatique. Thackeray prend son parti d’être désenchanté de toutes choses ; miss Brontë résiste et refuse de céder aux tentations du spleen et aux insinuations perverses que lui suggère son expérience. Quoi qu’il en soit de ces différences, ils sont les deux peintres les plus remarquables de la vie humaine dans l’Angleterre contemporaine, les deux observateurs les plus désintéressés de la société.

Haworth, pendant ce temps, se dépeuple de plus en plus. La vieille servante Tabby meurt quelques mois seulement avant la dernière des enfans qu’elle avait élevés. Le chien Keeper, qui restait comme un souvenir d’Emilie, meurt aussi. « Le pauvre Keeper est mort lundi matin, écrit Charlotte ; nous avons enterré le fidèle animal dans le jardin. Flossy (un petit chien frisé qui tenait compagnie à Keeper) en est stupide ; il le regrette. Il y avait quelque chose de triste à se séparer de ce chien ; cependant je suis heureuse qu’il soit mort naturellement. Les gens des environs insinuaient qu’il était prudent de s’en débarrasser, ce que ni moi ni papa nous n’aimions à penser. » Flossy, le chien frisé, meurt bientôt après ; privé de la compagnie de Keeper, il ressent, comme tout le monde à Haworth, les ennuis de la solitude. Le presbytère n’a pas de bonheur.

Le bonheur domestique, la paix et la satisfaction du cœur, Charlotte crut un instant les avoir saisis ; mais à peine s’était-elle approchée