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toi. Puis ce n’est pas toi qu’il aimera, mais le bien que tu pourras faire, le devoir que tu accompliras, le but qu’il te tracera : il insiste trop sur ta malheureuse condition ; il te privera, du bonheur, qu’il t’avertit de ne pas rechercher. Tout bonheur t’est-il donc interdit, et Saint-John Rivers a-t-il raison ? Je te vois, déjà résignée, courir au martyre avec lui. Au secours, Edouard Rochester !

Jane Eyre se rapporte donc à la vie imaginative de Charlotte, et à la vie imaginative seule. Voilà le roman ; la réalité y correspond-elle ? La réalité, Charlotte Brontë la peint dans son roman de Villette. Lucy Snowe est bien toujours Jane Eyre, et cependant elle forme avec elle un parfait contraste. Jane Eyre, c’est la Charlotte idéale et politique ; Lucy Snowe est la Charlotte prosaïque et vivante ; elles sont sœurs, mais il y a entre elles toute la distance qui sépare la réalité de la chimère. Le grand Goethe, qui savait que l’homme ne vit pas seulement de la vie réelle, et que les souvenirs même les plus exacts sont transformés par l’imagination et par la perspective des années, donna à ses ; mémoires ce titre profond : Poésie et vérité. Les deux romans de Charlotte pourraient être considérés comme une autobiographie et porter le même titre ; en tête de Jane Eyre, on lirait Vie chimérique ; en tête, de Villette : Vies réelle de Charlotte Brontë. Cette fois Charlotte ne fait aucun écart d’imagination. Lucy Snowe n’a pas et ne peut avoir de roman. Elle est laide, pauvre, abandonnée. N’espérez pas pour elle d’Edouard Rochester, ni même de Saint-John Rivers. Cependant elle est femme, et dédaignée ou non, elle a un cœur et souffrira. Oui, mais elle souffrira en silence, sans mot dire. Les confidences lui sont interdites ; par respect pour elle-même et par crainte du ridicule, elle doit enfermer en elle ses tourmens. Quel est donc le confident qui, en recevant les confessions de l’institutrice et en regardant sa figure, ne la trouverait pas insensée et monomane ? Renoncez à ces illusions, lui dirait-il, le bonheur et l’amour ne sont pas faits pour vous ; la destinée vous a condamnée à la solitude et à l’abandon ; résignez-vous et ne souffrez plus »

Mais Lucy, la silencieuse Lucy, ne se résigne pas plus que Jane Eyre ; seulement elle n’a pas comme elle la force de lutter. Elle cède, mais par lassitude. Encore une fois cependant Lucy est femme, et par conséquent la nature sera plus forte que la raison. C’est en vain que la raison lui crie : N’aime pas John Bretton Graham ; tu crois avoir le droit de l’aimer parce qu’il est bon et affable pour toi, parce qu’il a surpris et compris ta belle âme. Quelle erreur ! Graham ne sera jamais pour toi qu’un ami. Graham, ne le vois-tu pas ? n’est pas fait pour toi ; il ne te conviendrait pas plus que les beaux atours et les riches diamans. Graham est une proie, marquée pour la belle coquette Ginevra ; il est l’époux désigné par la nature de l’aimable