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même les plus vertueux, et les plus élevés, ont une certaine perversité. Et d’abord ils en ont tous une qui leur est commune, ils aspirent violemment au bonheur, sous une forme ou sous une autre, et ils ne se résignent pas à le voir échapper. Ils se soumettent par lassitude plutôt que par un motif moral. Ils supportent la douleur plutôt en stoïciens qu’en chrétiens. Ils sont humbles plutôt par mépris du monde et par fierté d’âme que par charité et par amour. Puis à cette perversité qui leur est commune, ils en joignent de particulières qu’ils doivent à l’originalité de leur tempérament ou à la pression des circonstances ; ils sont despotiques, astucieux, orgueilleux, sauvages. Et cependant, — et c’est là le triomphe de miss Brontë, — tous sont parfaitement acceptables, dignes d’intérêt ou de respect. Ainsi nous surprenons en eux la tache primitive infligée à l’âme humaine et commune à toutes les races, puis nous surprenons les défauts propres à une civilisation morale particulière. Dans la perversité qui leur est commune, nous ne reconnaissons qu’un vice humain ; mais dans les perversités qui leur sont particulières, nous reconnaissons des vices exclusivement anglais et protestans.

Jane Eyre n’est pas seulement le plus beau roman de miss Brontë, c’est peut-être le plus beau roman contemporain. Dans aucun autre roman moderne, on ne rencontre trois caractères aussi dignes d’attention et qui s’emparent aussi puissamment de l’imagination que ceux de cette petite gouvernante, de cet aristocrate dévoyé et de ce despotique clergyman. Le livre restera, et nos successeurs ne s’apercevront pas plus de ses invraisemblances romanesques que nous ne nous apercevons aujourd’hui des grossièretés de Fielding et des longs sermons de Richardson. Nous constatons ces défauts, et cela fait, nous déposons Tom Jones et Clarisse parmi les chefs-d’œuvre de l’imagination.

Je voudrais dire un mot du talent des sœurs de miss Brontë, et en vérité je n’ose. Ces deux remarquables personnes, dont les productions n’ont pas été estimées à leur juste valeur, et ont été comme ensevelies sous le succès de Charlotte, mériteraient une mention plus longue que celle que nous pouvons leur accorder. Cependant un mot est nécessaire pour compléter ce que nous avons à dire du talent de miss Brontë. Celui de ses sœurs est absolument de la même famille. Le livre d’Anne, Agnès Grey, est une lecture navrante et pénible. Dans ce livre, elle a consigné l’éternel thème de la famille, les douleurs de la dépendance, car Agnès Grey est une gouvernante comme Jane Eyre. C’est un roman foncièrement réaliste ; aucun des angles de la réalité n’a été adouci, aucun détail blessant et grossier n’a été omis. On sent dans l’auteur une personne