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et que des hussards de la garde, accourus pour lui faire honneur, le conduiraient à sa dernière demeure.

De quelque façon qu’on la juge, cette popularité de Béranger est un des phénomènes les plus curieux de notre temps. Ce n’est pas cependant que l’auteur du Roi d’Yvetot fût un poète populaire comme Burns par exemple ; il n’a ce caractère ni par les idées, ni par la forme savante et raffinée de ses chansons. Il ne s’inspire pas des mœurs du peuple, il n’exprime pas ses sentimens naïfs et profonds. Le peuple a d’autres croyances, il a dans le foyer des figures qu’il aime et qu’il vénère comme celles de la grand’mère et de la nourrice ; il ne se moque pas du jour des morts et ne chante pas en riant Requiescant in pace ! Dans toute une partie de ses chansons, Béranger est plutôt le poète d’une certaine démocratie bourgeoise assez incrédule, volontiers licencieuse d’imagination, tout juste assez philosophe pour chanter le Dieu des bonnes gens le verre à la main. Même dans ses meilleurs morceaux, il y a des vers où l’on ne sent plus la délicatesse du poète. Si Béranger n’eût écrit que quelques-unes des chansons qu’on vante le plus bien souvent et qui ont moins de valeur par le fond que par la forme, il n’aurait point eu cette destinée exceptionnelle parmi ses contemporains. Son grand bonheur et sa vraie gloire, c’est qu’il s’est trouvé un jour, où spontanément, instinctivement, il s’est fait le poète de l’instinct patriotique blessé. Il ne fut pas le seul à exprimer ce sentiment en 1814 et 1815, mais il fut seul à lui donner une de ces expressions vives, ailées, à demi railleuses et à demi attendries, qui, une fois trouvées, voltigent sur toutes les lèvres et ne s’arrêtent plus. Qu’on examine de près le poète dans ses œuvres : moralement il a profané parfois quelques-uns des sentimens les plus inviolables. Son idéal en amour ne va pas au-delà d’un certain épicuréisme vulgaire ; son idéal philosophique s’arrête à un déisme gai et facile. Dans les conjectures qu’il essayait de jeter sur l’avenir des sociétés en ses chansons les plus récentes, il s’est montré assez dépaysé ; mais il lui est arrivé un jour de toucher d’une main sûre une fibre patriotique et nationale, et c’est ce qui explique comment, sans être un poète vraiment populaire, il a eu toujours une popularité si grande.

Maintenant, que Béranger se soit servi, du nom de Napoléon comme d’un moyen de popularité, ou qu’il ait contribué lui-même à populariser les souvenirs de l’empire, c’est une autre question. Que le chansonnier l’ait voulu ou qu’il ne l’ait pas voulu, il n’est pas douteux que le gouvernement après tout était logique quand il rendait l’autre jour des honneurs exceptionnels à celui qu’il appelait le poète des gloires impériales. De tout ce que Béranger a chanté, quelle est en effet la seule chose qui soit debout, si ce n’est l’empire ? Ce sont toutes ces chansons du Cinq Mai, du Vieux Drapeau, des Deux Grenadiers, qui ont ravivé et entretenu le culte de l’époque impériale ; c’est par les Souvenirs du Peuple, avec le petit chapeau et la redingote grise, que la figure de l’empereur est allée se graver dans l’imagination populaire. Chose étrange, quand la révolution de 1830 éclatait, c’était comme un triomphe personnel pour le chansonnier des quinze ans. Survient la révolution de 1848, et l’un des chefs de cette révolution ne voit rien autre chose à faire que de consulter Béranger pour avoir promptement une constitution. L’empire a reparu, et voici le poète des gloires impériales ! C’est ainsi que la popularité de Béranger se mêle à tout. Le peuple de Paris fait la haie sur