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que des artistes dramatiques comme Talma, Mlle Mars ou Mlle Rachel, que des chanteurs comme Rubini, Mme Malibran ou Lablache, possèdent le secret de leur talent, et qu’ils peuvent analyser, au profit des disciples qui viennent leur demander conseil, les causes des grands effets qu’ils obtiennent sur le public. Les arts de sentiment ne s’enseignent pas comme les sciences, parce qu’ils ne reposent pas sur des principes absolus dont il soit facile de transmettre la connaissance. Laplace pourra expliquer les lois d’après lesquelles il a trouvé les mouvemens de la mécanique céleste ; Beethoven ignore et n’a pu nous apprendre à quelle inspiration soudaine il doit l’andante de la symphonie en la et les magnificences de son œuvre incomparable. Sans doute il y a aussi dans les arts des règles immuables qui résultent de la nature des choses et qu’on ne peut transgresser impunément. Ces règles, qui constituent la partie doctrinale de l’enseignement, sont peu nombreuses et d’une application générale fort difficile. Les artistes éminens les subissent, les observent, sans en avoir toujours une conscience bien nette, comme nous obéissons d’instinct aux lois impératives de l’organisme. Dans l’art de chanter surtout, qui touche à la vie morale et physiologique de l’homme, les règles se compliquent d’une si grande quantité d’exceptions délicates, qu’il faut une éducation particulière au maître qui se propose de les enseigner. Les virtuoses célèbres ressemblent un peu aux grands capitaines qui gagnent des batailles sans connaître d’une manière explicite et savante les principes de la tactique militaire.

En sa qualité d’Italien, Bordogni, qui avait entendu avec profit les chanteurs les plus habiles de son temps, tels que Viganoni, Babbini, Tacchinardi, Grivelli, Davide père et fils, Donzelli, Rubini, Bianchi, sans compter Crescentini, le dernier sopraniste de la belle école du XVIIIe siècle, Bordogni était mieux préparé à remplir les conditions d’un bon professeur de chant que les virtuoses d’un mérite plus éclatant que le sien au théâtre. Il avait été amené, par la nature même de son talent, plus délicat que passionné, à réfléchir sur les principes de l’art, et s’était accoutumé de très bonne heure à diriger avec méthode ses propres études et celles des élèves qui avaient recours à ses conseils. Il entendait à merveille tout ce qui se rattache aux exercices de la vocalisation, la pose du son, l’assouplissement progressif de l’organe, l’égalisation des registres, l’économie de la respiration ; il était très apte à préparer enfin les élémens matériels, si l’on peut dire ainsi, du bel art de chanter. Conformément aux préceptes des vieilles écoles d’Italie, qui ne permettaient aux élèves de s’occuper de l’expression morale des sentimens qu’après avoir surmonté toutes les difficultés du mécanisme, Bordogni retenait longtemps ses disciples dans les minutieux détails de la vocalisation avant de les introduire dans la partie esthétique de l’art. Par cette manière de procéder, il a rendu de grands services au Conservatoire de Paris, où les bonnes traditions en cette matière délicate ont tant de peine à se fixer. N’est-il pas singulier en effet que dans une école où l’on forme peut-être les meilleurs instrumentistes de l’Europe, où l’enseignement de toutes les parties de l’art musical pèche plutôt par un excès de méthode et par une trop grande division du travail, on en soit encore à comprendre que, pour exprimer avec propriété les diverses nuances de la musique dramatique, il faut que le virtuose soit formé et qu’il soit maître de son organe avant de s’occuper