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REVUE LITTÉRAIRE

BACON, SA VIE, SON TEMPS, SA PHILOSOPHIE ET SON INFLUENCE JUSQU’A NOS JOURS, par Charles de Rémusat[1]. — Le génie et l’influence de Bacon sont encore un problème. Pour beaucoup de critiques, et ils ne sont pas tous en Angleterre, Bacon est un génie créateur, un philosophe du premier ordre ; le vainqueur d’Aristote, l’égal de Descartes, le maître de Newton ; il est le prophète de l’esprit nouveau, l’inventeur de la vraie méthode, en un mot, le père de la philosophie moderne. D’autres ne veulent voir en lui qu’un écrivain ingénieux et brillant, un bel esprit très ambitieux et assez superficiel, dont la grandeur factice et la gloire usurpée sont l’ouvrage de Voltaire et de ses amis de l’Encyclopédie. Tout au plus resterait-il au chancelier trop préconisé l’honneur équivoque de marcher à la tête de cette armée de zélateurs de l’empirisme qui déploie ses phalanges à travers deux grands siècles, depuis l’auteur du Léviathan jusqu’aux disciples d’Auguste Comte et de Feuerbach. Chacun sait que cette dernière thèse est un des paradoxes posthumes de l’aventureux auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Le nouvel ouvrage de M. de Rémusat est-il une réponse au pamphlet de Joseph de Maistre ? Oui, si l’on veut ; mais, à notre avis, il a une portée plus haute et un prix tout autrement relevé. M. de Rémusat, au lieu de faire de la polémique, a fait de la critique et de l’histoire, et nous croyons que son livre restera, moins comme un plaidoyer que comme un jugement.

Pour juger Bacon, il ne s’agissait pas seulement d’écrire un chapitre de l’histoire de la philosophie moderne ; il fallait aller au fond d’un problème qui occupe et divise encore les premiers penseurs de notre temps, il fallait s’expliquer sur la nature et la portée de l’induction. Vieux problème, dira-t-on, question subtile, abstraite, bonne à amuser d’oisifs métaphysiciens. Que le problème soit vieux, c’est possible ; mais qu’il soit résolu, c’est ce que je conteste, et qu’il ait une grande importance, c’est ce que je soutiens expressément. Je n’en veux pour preuve que les grands travaux de logique expérimentale qui se sont faits en Angleterre depuis ces dernières années. Aucun homme instruit n’ignore ceux de sir William Hamilton, le dernier chef de la grande école écossaise ; il faut citer encore les remarquables écrits de l’archevêque Whately, ceux du savant professeur de Cambridge, M. Whewell, et les publications toutes récentes de ce hardi et vigoureux esprit, économiste et philosophe, M. Stuart Mill. Aussi bien il serait étrange que l’étude philosophique de la méthode inductive parût inutile à un siècle aussi épris que le nôtre des sciences d’observation. Quoi ! vous êtes rassasiés de métaphysique abstraite, vous ne voulez plus de systèmes à priori, vous prétendez tout fonder sur les faits et les expériences, et vous ne vous inquiéteriez pas de ce que vaut l’unique procédé qui puisse constituer des sciences expérimentales ? Vous réduisez la science à ce seul objet : induire, et vous voudriez ignorer ce que c’est que l’induction ? Au surplus, et pour ceux-là même qui ne croient pas que l’induction soit tout et que les idées pures ne soient rien, l’induction reste un des procédés dont l’analyse importe essentiellement à la science de la nature et à celle de l’esprit humain. C’est à ce point de vue que M. de Rémusat

  1. 1 vol. in-8o, chez Didier, quai des Augustins, 35.