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le livre même dont je parle. Je comprendrais un poète obstinément fidèle à un passé disparu pour toujours, et qui protesterait contre les nouvelles destinées de son pays dans la langue de ses ancêtres ; mais un poète dévoué à la France, un poète, qui prend part à toutes les émotions de la France, qui chante toutes ses joies, tous ses triomphes, et qui les chante dans un idiome que la France n’entend pas, voilà ce que l’avenir ne verra plus. La situation de M. Auguste Lamey a donc quelque chose de douloureux. Quand il a commencé à écrire, aux dernières années du XVIIIe siècle, l’allemand était encore la langue littéraire de l’Alsace : M. Lamey se mit à chanter comme Pfeffel ; mais voilà plus d’un demi-siècle qu’il composait ses premiers vers, et dans ce long intervalle la langue, dont il se servait a cessé d’être l’organe des classes lettrées. Qu’est-il arrivé ? M. Lamey a perdu son auditoire ; l’Allemagne ne peut donner sa sympathie aux sentimens qu’il exprime ; la France, qui les aimerait, est privée de les entendre.

Le premier volume des poésies de M. Lamey est consacré à des sujets politiques. De 1789 à 1848, la plupart des commotions qui ont agité la France sont pour l’auteur une occasion d’espérance ou d’alarmes que sa verve de poète ne laisse pas échapper. On dirait une sorte de chronique alsacienne. C’est l’histoire contemporaine, mais vue à distance en quelque sorte ; on n’y ressent que le contre-coup affaibli des événemens. Le poète, du fond de sa province, aperçoit le beau côté des choses, et dans son juvénile enthousiasme il a des accens d’espérance pour toutes les grandes péripéties de la révolution. Il était bien jeune sans doute quand 89 éclata. Quel sujet de chant pour une âme ardente ! M. Lamey célébra la régénération de l’humanité dans des vers où le vague et la déclamation ne manquent pas, mais que recommande aussi une sorte de gravité stoïque. Tournez la page, vous trouverez cette même gravité, ce même stoïcisme patriotique et religieux dans des Chants de Décade (Decaden Lieder), espèce de cantiques qui appartiennent à l’histoire de la révolution en Alsace, car ils furent chantés dans les églises et les temples de Strasbourg de 1798 à 1795. Ce sont des chants graves, sévères, qui glorifient la vertu, le patriotisme, le courage civil, le sacrifice de soi, l’immortalité de l’âme. Nous voici en 1800, et le poète chantera le consul Bonaparte, comme il a chanté les journées de 89. Le pape Pie VII vient en France en 1805 ; une voix s’élève à Strasbourg pour saluer le saint pontife, c’est la voix de M Auguste Lamey. Ainsi va le poète, trop jaloux de son indépendance pour se livrer jamais aux partis, et n’obéissant qu’aux émotions de son cœur. L’invective et la satire répugnent à son âme affectueuse ; quand il est triste, il se tait. Dans cette fidèle chronique, tracée par un témoin, il y a souvent de longues lacunes : ce sont les tristes jours où la liberté se voile ; mais dès que les institutions libérales reparaissent, un cri de joie s’échappe de ses lèvres. Au reste, qu’il chante ses impressions sous la république, sous le consulat et sous la monarchie de juillet, M. Lamey ne fait jamais œuvre de partil Les seules passions qu’il éprouve sont des passions, générales, l’amour du progrès, le sentiment du droit et de la dignité de l’homme. Si ces idées, un peu vagues, ne donnent pas à ses vers une physionomie très distincte, la candeur et la loyauté des sentimens rachètent ce qui manque à l’originalité de la poésie. Le principal intérêt de ce volume, je le répète, c’est de nous montrer l’Alsace, pendant cette dramatique période