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être eût-il gardé sa paix, et se fût-il épargné les choquantes contradictions qui ont semblé aux yeux de plusieurs une tache à sa probité.

Quand je crée selon mon cœur un Lamennais idéal, j’arrive toujours à regretter que, désabusé de la foi à laquelle il voua d’abord toutes les forces de son âme, il n’ait pas en même temps renoncé à la vie active. J’aurais voulu qu’en restant penseur et poète, il eût cessé de s’occuper du monde et de ses révolutions, que, tout en conservant un généreux espoir dans les destinées de l’humanité, il eût pris sa retraite du monde, qui n’avait point voulu entendre ses propositions de salut ; dégagé alors de tout devoir envers l’espèce humaine, il eût continué ses libres promenades dans le monde de l’esprit, réservant pour l’art seul sa maturité riche d’expérience et de désillusions. Lamennais n’eut point cette abnégation, ou si l’on veut cet égoïsme. Une première expérience ne le dégoûta point de l’action. Il y rentra et alla heurter contre les mêmes écueils. L’homme qui veut exercer une influence sur les autres subit nécessairement celle des autres. Lamennais eut toujours le désir de voir autour de lui un cortège de disciples. Dominé par cette fougue de caractère qui veut le pouvoir pour l’exercer avec violence au nom de quelque chose d’indubitable, et par le besoin qui porte les esprits impérieux à s’emparer de la liberté des autres, il allait de préférence vers les médiocrités. Ainsi, pour maintenir son ascendant, il acceptait quelquefois celui des moins dignes ; il ne cessa jamais, sous une forme ou sous une autre, d’être un homme d’école ou de coterie.

Cette généreuse, mais imprudente ardeur, qui ne permit point à Lamennais de goûter les récompenses de sa vie, le montra souvent par des côtés où il ne s’élevait point au-dessus d’un homme ordinaire. Peu d’esprits furent plus dénués de ce qu’il faut pour la pratique des affaires. Ces grands dons du génie, dont l’emploi naturel est de consoler et de charmer l’humanité, sont d’assez peu d’usage quand il s’agit de la gouverner. Un homme vulgaire et avisé vaut mieux pour cela, et il serait facile de montrer que les qualités des hommes d’action les plus admirés ne sont au fond qu’un certain genre de médiocrité. Certes il est pénible pour le penseur de voir le mérite subalterne ou l’intrigue réussir à l’œuvre où il a échoué, en y déployant toutes ses facultés ; mais d’un autre côté nul n’est obligé à des services qui ne sont ni requis ni agréés. Loin d’avoir besoin de nous, le monde ne va jamais mieux que quand nous avons le loisir de penser à notre aise : il se passe de nous ; passons-nous de lui. Lamennais ne put jamais se résigner à cette abdication. « Qu’un homme, dit-il quelque part, possède un grand savoir, ou que son esprit embrasse un vaste horizon, saisisse beaucoup d’objets et les conçoive et les ordonne avec facilité, ou que, pénétrant au fond des