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« ROCHESTER. — Mais… quarante-huit heures, à ce qu’il me semble.

« SEDLEY. — Et comment les choses se gouvernent-elles entre vous deux ?

« ROCHESTER. — On se rapatrie beaucoup depuis quelque temps ; nous avons grand’peine à marcher de conserve.

« SEDLEY. — Je m’étonne que cet esprit altier se fasse à vos dédains.

« ROCHESTER. — Aussi ne s’y fait-il guère… Jamais on ne vit créature si emportée.

« SEDLEY. — Il est certain que, de toutes ces dames, c’est bien l’amoureuse la plus passionnée, la jalouse la plus extravagante… Ce billet est sans doute…

« ROCHESTER. — Une excuse que je lui vais envoyer pour mon impardonnable négligence à lui rendre mes soins.

« SEDLEY. — Voudriez-vous me le lire ?…

« ROCHESTER. — Ah ! certes non ;… mais si vous-même preniez cette peine…

« SEDLEY, lisant. — « Les affaires m’ont toujours été odieuses ; mais plus que jamais je les dois abhorrer, puisque depuis deux jours elles m’ont retenu loin de vous. Je compte vous aller trouver cette après-midi, et le charme de votre conversation me fera aisément oublier tout ce que j’ai pu souffrir durant cette ennuyeuse absence… » Fort bien, Rochester ; maintenant écoutez-moi. La personne dont vous vous occupez aujourd’hui était hier en masque au théâtre… J’ai eu tout le temps les yeux sur vous… Si quelque méchante âme vous avait par malheur dénoncé, cette tendre épître, savez-vous ? ne vous ferait point pardonner.

« ROCHESTER. — C’est tout ce que je souhaite.

« SEDLEY. — Ah !… quelle bravade !… Vraiment, il vous plairait qu’elle fût informée de votre infidélité ?

« ROCHESTER. — Vous l’avez dit. Voyez-vous, Sedley, après le plaisir de tomber d’accord avec une maîtresse nouvelle, je n’en connais pas qui vaille celui d’une rupture avec la maîtresse dont on ne veut plus… Or, dans ces derniers temps, le diable m’en a si fort voulu, qu’en trois grands jours je n’ai pas vu, de mon fait, une seule femme mettre en pièces son éventail, ou bouder dans toutes les règles, ou blasphémer contre elle-même… N’est-ce pas jouer de malheur ?

« SEDLEY. — J’en conviens, il y a de quoi se pendre… Eh bien ! voyons : j’aime assez à gâter les affaires pour me charger très volontiers de celle-ci. On s’en occupera tout présentement,… et bien que je sache à quoi m’en tenir sur le succès de votre trahison,… je me charge de la lui raconter de manière à la rendre folle… Il n’y a que façon de présenter les choses… Une petite dose de broderies suffira parfaitement, et dès que la belle aura une bonne attaque de frénésie amoureuse, je reviens vous trouver sans retard. — Oh ! soyez tranquille… ; votre toilette ne sera pas finie.

« ROCHESTER. — Restez ! restez ;… ce n’est pas la peine de vous déranger. Une autre personne s’est chargée de la même besogne ; elle y mettra autant d’adresse que vous,… et certainement un peu plus de cruauté. »


Cette personne, c’est lady Chesterfield — ou Belinda, si vous l’aimez mieux. — C’est elle qui s’est rendue, masquée, au théâtre[1],

  1. On notera ce trait de mœurs : les femmes de la plus haute condition allant cacher leurs intrigues dans la foule tumultueuse du parterre.