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où Dorimant l’attendait. À demi vaincue, elle fait ses conditions. Elle exige une rupture complète dont elle veut être témoin et à laquelle, par un raffinement de malice très concevable, puisqu’il s’agit d’une amie intime, il lui plaît de travailler elle-même.

Qu’on se transporte chez la victime de ce complot androgyne. On y assistera au colloque de mistress Loveit et de sa soubrette favorite. Celle-ci en veut à Dorimant, qu’elle dessert de tout son cœur. — Je parierais ma tête à couper, dit la bonne pièce, qu’il a consacré à vous trahir ces deux journées passées sans vous voir,… qu’il a violé tous les articles de votre dernier traité,… qu’il a parlé à tous les masques du parterre,… qu’il a reconduit les dames de leurs loges à leurs carrosses,… qu’il est allé dans les coulisses faire la roue devant ces insignifiantes poupées de comédiennes. — Oui, répond l’amante délaissée et désolée, oui, cet homme est un démon,… mais il y a en lui je ne sais quelle empreinte angélique dont rien n’a pu effacer la trace, et qui me force à l’aimer en dépit de toutes ses perfidies.

Dans ce couplet, nous soulignons le mot « angélique, » qui, appliqué à Rochester, peut sembler surprenant, mais qui doit avoir une certaine vérité, car, dans les nombreuses poésies dont sa mort précoce fut le sujet, nous le retrouvons textuellement. Mistress Behn, bas-bleu de l’époque, auteur de romans et de comédies qu’on lisait encore du temps de Tom Jones[1], — belle brune d’ailleurs, dont Rochester se moquait eh la désignant sous le nom d’Afra, la Négresse ; — mistress Behn parle de lui comme d’un dieu. Un poète anonyme s’exprime ainsi :

Seraphic lord, whom Heaven for wonders meant…

Tout ceci nous semble indiquer que Rochester, grand, mince, un peu fluet, et dont la physionomie était pleine de charme, prêtait en effet à ces comparaisons, dont les chérubins qui en faisaient les frais avaient bien de quoi s’effaroucher un peu.

Mais revenons chez mistress Loveit. Tandis qu’elle cherche, qu’elle trouve mille excuses pour l’ingrat qui la délaisse, arrive son amie Belinda, prête à distiller son miel empoisonné. Mille caresses lui servent d’exorde ; la trahison se fait jour peu à peu : — Je ne puis cependant vous laisser devenir sa dupe… Hier, au théâtre, si vous l’aviez vu… Quelle assiduité pour cette femme masquée (et cette femme, c’est elle, c’est Belinda !)… Quels singuliers égards en pareil lieu, sous ce costume !… Et mistress Loveit de prendre feu, et sa fidèle soubrette d’appliquer avec zèle, sur la blessure qui saigne,

  1. Fielding donne ironiquement pour distraction à l’un de ses personnages un roman de mistress Behn.