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le roué courtisan, mari philosophe, n’eût pas tout simplement levé les épaules. Pareille indifférence eût été digne, je ne dirai pas de lui, mais très certainement des mœurs que, tout en les flagellant, il s’était données.


IV

« Milord Rochester est sans contredit l’homme d’Angleterre qui a le plus d’esprit et le moins d’honneur. Il n’est dangereux que pour notre sexe[1] ; mais il l’est au point qu’il n’y a pas de femme qui l’écoute une fois qui n’en soit pour sa réputation. C’est une bonne fortune qui ne peut lui échapper de façon ou d’autre, puisqu’il la possède dans ses écrits, s’il n’en peut avoir autre chose, et dans le siècle où nous vivons l’un vaut l’autre à l’égard du public. Cependant rien n’est si dangereux que les insinuations avec lesquelles il s’empare de l’esprit. Il entre dans vos goûts, dans tous vos sentimens, et tandis qu’il ne dit pas un mot de ce qu’il pense, il vous fait croire tout ce qu’il dit… »

Ainsi s’exprime miss Hobart, la masculine fille d’honneur, en parlant à la jolie miss Temple, mieux pourvue d’attraits que d’esprit. Elles sont toutes deux sur le même lit de repos, au fond d’un cabinet de toilette séparé par un simple vitrage d’une petite chambre de bains. Sur ce vitrage sont retombés des rideaux de soie qui empêchent de voir, dans la baignoire où elle transit, la petite Sarah, nièce de la gouvernante des filles d’honneur[2]. Or Rochester, qui en est encore avec miss Temple aux préliminaires de la séduction, a fait beaucoup plus de chemin auprès de la petite Sarah, qui doit ce jour-là même, au sortir de cette baignoire, lui donner une audience secrète.

Sachant bien que les nuances seraient perdues pour une intelligence aussi bornée que l’est celle de la gentille poupée qu’elle endoctrine, miss Hobart, qui est loin de se croire écoutée par une amie intime de Rochester, continue à le draper de son mieux. Selon elle, ce mécréant n’a pas seulement le tort de vouloir abuser « la plus jolie créature de la cour. » S’il venait à bout de lui faire agréer ses vœux, la pauvre personne en serait pour ses frais de complaisance, tant les coureuses de la ville ont moissonné le champ où elle irait ainsi glaner à leur suite. Et non contente de ces épouvantables menaces, miss Hobart, s’acharnant à des médisances qui peu à peu deviennent de belles et bonnes calomnies, exhibe certains

  1. Allusion cruelle à une aventure que le moment viendra de raconter.
  2. Miss Sarah Barry, que Rochester mit au théâtre quand il voulut se débarrasser d’elle. Dryden, dans la préface de Cléomène, parle avec éloge de son talent.