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sanctuaire ces trois mots écrits en lettres d’or : Travail, Amour, Liberté.

— Encore une religion ! pensai-je, car ces mots étaient disposés en triangle, forme dont abusent les dieux modernes. Dès ce moment, M. T… me fut révélé. J’étais en face d’un de ces faibles cerveaux que les tourmentes sociales depuis trente ans ont encore affaiblis. Pauvres natures dans l’esprit desquelles est tombé tout à coup une graine de recherches sociales ! Vingtièmes d’intelligences qui se croient propres à comprendre de gros livres pleins de négations troublantes ! Chétifs estomacs intellectuels qui ne peuvent digérer des nourritures trop substantielles ! Cerveaux étroits sur lesquels manquent tout à la fois les bosses de l’analyse et de la synthèse ! Corps débiles qui ploient sous un fardeau trop lourd ! Combien en ai-je rencontré de ces utopistes bourgeois qui pour leur malheur ont appris à lire !

Je regardais M. T… en pensant de la sorte, et je me sentais embarrassé. Il m’était permis de dire mon opinion sur le tableau qui représentait deux Espagnoles à leur balcon regardant passer M. T… dans les rues de Madrid ; mais parler du pseudo-Christ, je ne l’osais réellement. Je craignais par un simple mot d’ouvrir les écluses du système moral et religieux inventé par M. T… Je ne sais s’il eut pitié de moi ; mais, voyant mon indifférence, il referma la porte du tabernacle et le fameux portrait disparut tout à coup. Pour cacher mon trouble et empêcher l’inventeur de religions de développer ses théories, j’affectai de revenir au portrait peint à la truelle, et je me lançai dans les discussions esthétiques de glacis, d’empâtement, de rissolement, de grattures de palette, qui sont le pont-aux-ânes des esprits superficiels. En province, je pouvais passer aux yeux de M. T… pour un ami consommé des arts, et je ne craignis pas d’empruter aux feuilletonnistes en matière de peinture les épithètes les plus truculentes qu’ils emploient avec le même enthousiasme depuis une trentaine d’années. Grâce à cette méthode facile, je pus bavarder pendant une heure sur les procédés matériels de la peinture, et j’écartai avec le plus grand soin tout ce qui touchait au sentiment intime. Je craignais d’être victime d’un dieu bavard, et j’étais tombé dans le même défaut.

Ce fut ainsi, en marchant à reculons avec précaution vers la première salle, que j’arrivai à la porte en prenant congé de M. T… le plus poliment possible. J’avais hâte de sortir de cette galerie où je me sentais mal à l’aise. Il m’est passé sous les yeux bien des tableaux ineptes, j’ai visité pour mon malheur trop de collections particulières ; mais jamais je ne me suis senti plus troublé que devant cette collection de portraits.