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Heureusement la maison de M. T… donnait sur un cours planté d’ormes et de tilleuls, où j’allai chasser, en retrempant mes yeux avides de verdure, les tristes impressions de cette maudite galerie. « C’est bien la dernière fois, m’écriai-je, que je visite un amateur de tableaux ! Que de couleurs accumulées sottement sur des toiles ! A quoi bon ? » Mais comme depuis dix ans je fais le même serment, et que, semblable aux ivrognes, je retourne toujours à la peinture, je songeai aussitôt que chaque chose contient son enseignement. Tout en marchant, j’oubliai la galerie pour ne penser qu’au propriétaire.

Une petite rivière borde le cours de riches prairies s’étendent au loin et font des promenades de la ville de S… riant endroit. Dans ces prairies pâturaient de grands bœufs qui, en apercevant un promeneur, fait assez rare sans doute pour ces animaux, s’avancèrent près de la rive et me considérèrent curieusement. Je m’assis sur le gazon, de mon côté je pris plaisir à regarder ces bœufs curieux ; mais M. T… n’était pas sorti de mon cerveau. L’analyse se livrait à son mystérieux travail, sans que j’y prisse part, et bientôt M. T… allait apparaître sous un nouvel aspect, comme un acide composé dans une cornue, pendant que le chimiste, occupé ailleurs, laisse l’opération se faire tranquillement.

Je ne me charge pas d’expliquer la naissance des idées : que deviendraient les philosophes ? Je me borne à constater l’enfantement. Pendant que je croyais m’intéresser aux bœufs dans la prairie, la solution du problème s’était faite naturellement en moi sans souffrances, sans efforts, j’oserai presque dire sans pensée. La nature maladive du jeune T…, cette prodigieuse quantité de portraits me donnèrent la certitude que, tout à la fois plein de respect et d’adoration pour sa propre image, plein de défiance et de faiblesse à l’idée du rôle qu’il avait à jouer dans la société, M. T… voulait à coup sûr léguer sa physionomie aux générations futures, tout en ayant la certitude de n’être ni un grand penseur, ni un grand capitaine, ni un grand savant, ni un grand poète. Bien certainement le raisonnement suivant venait d’éclore dans sa pensée : — Je veux laisser quelque chose de moi sur la terre. Ma nature s’oppose à ce que je fasse quelque action d’éclat ; mon intelligence se refuse à une de ces grandes découvertes qui font que la mémoire d’un homme passe de bouche en bouche. Je dois commander mon portrait à l’artiste le plus éminent de mon époque, afin que son génie me serve de passeport pour l’avenir. Titien a laissé le portrait de l’homme au gant, qui peut-être, pas plus que moi, n’avait de droit à être inscrit sur le livre d’or des chefs-d’œuvre. Pourquoi ne serais-je pas l’homme au gant de ce temps-ci, et ne fournirais-je pas à un Titien moderne l’occasion de se signaler ?