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n’a pas donné les résultats tranquilles que j’en espérais ; mais d’autres tiraillemens plus graves m’attendaient. Voilà le premier portrait qui a fait naître en moi des sensations étranges.

M. T… me montrait le cadre où il était représenté en Albanais, avec les mille accidens cherchés par un artiste qui s’est trop complu à croire aux hasards de sa palette, aux entassemens de couleurs les unes sur les autres, aux caprices de la pierre-ponce. — J’ai posé peut-être treize mois pour ce portrait, dit M. T… ; l’artiste n’était jamais satisfait, il attendait des miracles de la siccation des couleurs. Quand la terre est privée longtemps d’eau, elle se fend. C’est ce résultat que demandait le peintre, qui eût volontiers mis sa toile au four pour profiter des accidens produits par la chaleur. C’était un homme nerveux, inquiet, mécontent de sa palette, cherchant l’impossible, ayant assez d’intelligence pour savoir qu’il était dans une fausse voie ; mais il y avait vingt ans qu’on admirait ses défauts, et il en tirait le meilleur parti possible. S’il avait pu revenir à la peinture simple, ses plus chauds admirateurs l’eussent trouvé corrompu.

— Rien n’est plus juste.

— Quand ce portrait se trouva en bonne voie, continua M. T…, je remarquai en moi un certain état particulier d’abattement qui ne ressemblait pas à ma mélancolie habituelle. Il y avait comme un décrochement doux, il est vrai, sans secousses, de certaines facultés ; mais je ne m’en inquiétai pas davantage, attendu que le système nerveux est exposé, lorsqu’il est délicat, à des variations aussi mobiles que celles de la température. Ce portrait fut reçu pour mon malheur au Salon, et y obtint un certain succès. Cependant les artistes que je connaissais me firent remarquer que je ne possédais pas mon portrait, mais celui d’un Albanais, qu’il n’y avait rien de français dans les traits, que le peintre ne pouvait se débarrasser de l’Orient, et que j’avais eu tort de me confier à un homme dont la Turquie était la spécialité. Un autre ajouta que je m’étais trompé, et que j’aurais dû demander à l’artiste le portrait de mon chien ou de mon singe, attendu qu’après les Turcs il ne connaissait pas d’autres humains. Je ne sais réellement pas quel est l’homme qui pourrait conserver quelque croyance dans la société des peintres : aussitôt qu’un de leurs confrères est en lumière, ils ajustent sur lui leurs escopettes chargées de railleries et de sarcasmes, et personne ne saurait résister à ce jeu dangereux.

— Qu’importe ? c’est ce qui aguerrit l’homme. Voudriez-vous des artistes toujours adulés ? Quels dieux fainéans vous auriez alors ! Il n’est pas mauvais de temps en temps de secouer leur amour-propre.

— Mécontent de ce portrait à l’albanaise, continua M. T…, je m’adressai à un homme plus régulier, à un de ceux qui n’ont pas