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« Ferguson ne dînait jamais hors de chez lui, il ne faisait d’exception que pour son parent, le docteur Joseph Black, et au dire de sir Adam Ferguson rien n’était plus curieux que de voir les deux philosophes batailler en face d’un navet bouilli. Black était un homme remarquable et vraiment beau : grand, mince et d’une pâleur cadavéreuse, les cheveux poudrés avec soin, quoiqu’il ne lui en restât guère que de quoi former une queue longue et maigre. Il avait des yeux noirs, grands et limpides, semblables à deux étangs de l’eau la plus pure. Il portait des vêtemens noirs où l’œil n’eût pu découvrir la plus petite tache, des bas de soie et des boucles d’argent. Sa physionomie et tout son extérieur respiraient la faiblesse et la maigreur. L’écolier le plus étourdi était plein de respect pour Black ; le dernier garnement n’aurait pu manquer à un homme si pâle, si bien élevé, si bien mis et si illustre. Aussi glissait-il comme un fantôme au milieu de nos bandes turbulentes et peu courtoises sans avoir rien à craindre. Il mourut dans son fauteuil, un bol de lait sur les genoux, et sans qu’une seule goutte se répandît hors du vase. C’était bien là la fin qu’on pouvait prédire à ce philosophe, qui n’avait presque plus rien de l’homme.

« Le docteur Henry, l’historien, s’était retiré dans le comté de Stirling, son pays natal. Il touchait à ses soixante-douze ans, et il était depuis quelque temps très faible. Il écrivit en deux lignes à sir Harry Moncreif, son meilleur ami : « Venez immédiatement me voir. J’ai quelque chose à faire cette semaine, j’ai à mourir. » Sir Harry part, et trouve son ami s’affaiblissant d’heure en heure, mais résigné et plein de courage. Sa femme seule était auprès de lui : elle et sir Harry ne quittèrent point le malade pendant les trois derniers jours de sa vie ; il passa du reste la plus grande partie de ces trois journées dans un grand fauteuil, à causer, à entendre une lecture et à sommeiller. Il était ainsi occupé lorsqu’on entendit retentir dans la cour les pas d’un cheval. Mistress Henry regarda par la fenêtre, et s’écria : « C’est cet insupportable personnage ! » Elle nomma un ministre du voisinage qui passait pour ne plus savoir sortir d’une maison, une fois qu’il y était entré. « Laissez-le à la porte, cria le docteur, ne laissez pas entrer cet être-là. » Il était trop tard, on entendait les pas de cet être dans l’escalier ; il était déjà à la porte. Le docteur ferma aussitôt les yeux en faisant signe qu’il allait demeurer immobile et faire semblant de dormir. Le signe fut compris, et quand l’importun entra, il trouva le malade immobile dans son fauteuil. Moncreif et mistress Henry posèrent un doigt sur leurs lèvres, et, lui montrant le prétendu dormeur, firent signe de la tête qu’il ne le fallait point réveiller. Notre homme s’assit près de la porte, comme s’il voulait attendre la fin de ce somme : une fois ou deux, il fit mine de parler, mais fut arrêté net par les doigts mis sur les lèvres et un nouveau hochement de tête. Un quart d’heure s’écoula ainsi au milieu d’un silence absolu, et Moncreif vit plus d’une fois le malade entr’ouvrir avec précaution les yeux, et guigner à travers ses cils la mine que faisait le visiteur. À la fin la patience manqua à Moncreif et à mistress Henry, ils éconduisirent l’importun, qui n’avait pas plus tôt dépassé la porte qu’Henry rouvrit les yeux et se mit à rire de bon cœur. Il mourut cette nuit même. »

Edimbourg n’avait alors que deux établissemens d’instruction publique :