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la vie populaire que M. Borrow rappelle les anciens écrivains. Il les rappelle par la franchise de son langage et par l’intensité de ses haines littéraires ou politiques. Il a des accès de colère qui font déborder en lui une éloquence bouffonne. Il y a plus, les gros mots sont les meilleurs avec lui, car il ne se soucie pas de passer pour un homme de bon ton, et il n’a jamais cultivé l’art des perfidies sournoises. Il déclare tout net que « le peuple allemand, dont l’Angleterre s’est engouée depuis quelques années, est un peuple stupide. » Nous ne savons ce que sir John Bowring peut lui avoir fait ; ce qui est certain, c’est qu’on a perdu l’habitude de traiter ainsi les gens depuis l’époque où ont été écrites les invectives de d’Aubigné contre Palma Cayet. Ses épigrammes littéraires sont tout à fait à l’ancienne mode ; elles ne se composent point d’un trait sec et acéré, comme celles d’un homme formé par le monde à la méchanceté, ou d’un bel esprit sans imagination. Non, elles sont dramatiques, et provoquent le rire comme une scène de comédie. Ce sont des épigrammes à plusieurs personnages, pour ainsi dire. En voici une qui n’eût pas été indigne des maîtres de la raillerie et du rire. Après avoir accompli l’acte de chevalerie errante que nous avons raconté plus haut, Lavengro s’était arrêté dans une belle vallée, sous un bouquet d’arbres, afin de se reposer. Son attention fut bientôt attirée par un bruit singulier, un ronflement sonore, comme celui qui peut s’échapper des voies respiratoires d’un géant endormi. « Je me levai, dit Lavengro, et je vis un homme couché sur le dos, son chapeau légèrement ramené sur les yeux, et tenant un livre ouvert dans sa main droite. Je me contentai d’abord de le regarder, pensant qu’il allait s’éveiller ; mais il continua de ronfler d’une manière convulsive. Enfin le bruit devint si terrible que je me sentis alarmé pour son existence, et que je tremblai dans la crainte d’une attaque d’apoplexie. Je m’écriai : « Monsieur ! monsieur ! réveillez-vous. Vous dormez trop. » Voyant qu’il ne se réveillait pas, je le secouai vigoureusement ; il ouvrit à demi les yeux, et, s’imaginant sans doute qu’il rêvait, il les referma ; mais j’étais déterminé a le réveiller, et je criai en conséquence : « Monsieur ! monsieur ! ne dormez plus. » Il ouvrit les yeux, se dressa sur son séant d’un air à demi effaré et me demanda ce que je voulais. — Je vous demande pardon, lui dis-je, mais j’ai pris la liberté de vous éveiller, parce que vous m’avez paru avoir un sommeil très agité ; en outre j’ai craint que vous ne prissiez la fièvre en dormant sous cet arbre. — Je ne cours aucun risque, répondit-il ; je viens souvent dormir ici. Mon sommeil n’était pas agité le moins du monde, et vous auriez fort bien fait de ne pas m’éveiller, car, pour vous dire la vérité, j’ai le sommeil très difficile. — On ne s’en douterait guère, répondis-je ; je n’ai jamais vu personne