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« Comme vous avez été très malhonnête avec moi, je ne vous donnerai rien du tout pour boire, dit le vieillard. — Vraiment, cher ami ! répond le cocher. J’espère que je ne mourrai pas de faim pour cela ; il ne me donne pas son shilling : je vous en donnerai vingt, si vous voulez, mendiant. Il faut être poli avec monsieur, vraiment oui ! Eh bien ! ma foi, nous voilà beaux s’il faut être poli avec des gens pareils. — Flegmatiquement le vieillard fume sa pipe, sans répondre, mais en ayant soin de chasser la fumée à la figure du postillon et de lui fournir l’occasion d’une violence : le matamore donne dans le piège. — Pourquoi me fumez-vous au visage ? — Et d’un revers de main il fait tomber la pipe du vieillard. — Je vous remercie, répond ce dernier ; si vous voulez attendre un instant, je vais vous donner un reçu de la politesse que vous m’avez faite. — Et toujours flegmatique, il ramasse sa pipe, pose son chapeau, met bas son habit et se met en garde. Le combat est superbe ; on entend les coups de poing pleuvoir et les mâchoires voler en éclats. Édenté, meurtri, le nez en sang et l’œil poché, le postillon se retire de la lutte, pendant que la galerie, mortifiée de la défaite du matamore, exprime son opinion : — « C’est ce coup de garde que Tom ne connaissait pas, voyez-vous, qui a fait tout le mal. Je donnerais bien une guinée pour boxer avec le vieux. » Cette histoire est incontestablement morale ; elle prouve qu’il est bon de savoir se servir de ses poings, et surtout qu’il est utile d’avoir eu un professeur de boxe de la vieille école, le sergent Broughton, par exemple, qui avait formé le vieillard.

Mais la plus singulière de ces histoires à intentions morales est assurément celle du vieux sinologue qui avait appris le chinois et qui n’avait jamais lu un seul livre écrit en cette langue. Dans une de ses pérégrinations, Lavengro tomba de cheval, se blessa et fut recueilli sur la route par un vieillard qui le traita avec bienveillance et le garda chez lui pendant sa maladie. Lorsque Lavengro entra en convalescence et qu’il put exercer sur ce théâtre nouveau sa vieille curiosité, il fut étonné du nombre de tasses et de porcelaines de tout genre qui encombraient la maison. Sur les cheminées, sur les tables, sur les consoles, sur les étagères, partout des assiettes et des tasses chargées d’hiéroglyphes bizarres s’offraient à la vue. Lavengro apprit bientôt du maître de la maison l’histoire de cette collection bizarre. « Ces tasses chargées d’hiéroglyphes, lui dit-il, m’ont sauvé de la folie et de la mort. À la suite de fausses accusations auxquelles j’avais été en butte, une jeune femme à laquelle j’étais fiancé mourut de douleur. Sa mort me laissa stupide. Le ministre de la paroisse essaya vainement de me consoler et de me prêcher la résignation, dont il aurait eu besoin lui-même, car il mourut de douleur un mois après une banqueroute qui le ruina.