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aucun livre de ce genre, et que je ne pourrais apprendre le chinois que par l’intermédiaire du français. Cependant je ne me décourageai pas, j’appris le français en deux ans, et je pus me mettre enfin à l’étude du chinois. Il y a trente-cinq ans que je m’en occupe, et je suis encore bien peu savant dans cette langue ; mais les années ont coulé paisibles, et le vertige n’est plus revenu. »

Lavengro demande ensuite au vieillard si ses études chinoises se sont exclusivement bornées à cette littérature d’assiettes et de théières ? « Entièrement, répondit le vieillard, je n’ai jamais lu autre chose. — Et puis-je vous demander vos raisons pour borner ainsi vos études ? — Ces inscriptions me permettent de passer mon temps ; que pourrait faire de plus toute la littérature chinoise ? — Et quel joli livre il est en votre pouvoir de faire avec ces inscriptions ! ajoutai-je. Pensez un peu. Un livre publié sous ce titre : Traductions de la littérature des porcelaines chinoises… Le glorieux John lui-même ne dédaignerait pas de le publier. »

Cet homme, qui avait appris le chinois, n’avait jamais pu apprendre à connaître l’heure exacte. Lavengro fut surpris de cette ignorance, et lui en demanda les motifs : « Je ne sais pas, dit-il ; je dis l’heure à quelques minutes près, mais je ne puis dire la minute exacte. — Et cependant vous avez appris le chinois. Je vous conseille d’apprendre aussitôt que possible à connaître quelle heure il est. Considérez combien il serait triste de partir de ce monde sans avoir acquis cette science. La millionnième partie de l’attention que vous avez donnée à l’étude du chinois vous suffira pour l’acquérir. — En apprenant le chinois, j’avais un motif, reprit le vieillard, celui de me délivrer de mes vertiges. Quant à apprendre à connaître l’heure qu’il est, je n’en vois pas la nécessité. On peut mener une vie très honorable sans savoir cela ; mais en vérité il est fâcheux que vous sachiez connaître l’heure. Il serait réellement plaisant que deux personnes, dont l’une sait l’arménien et l’autre le chinois, ne pussent, ni l’une ni l’autre, dire exactement l’heure qu’il est. »

Lavengro, après avoir couru quelque temps les grandes routes, résolut de se défaire de son cheval, et le vendit, à la foire d’Horn-castle, une somme trois fois plus forte qu’il ne l’avait payé. C’est encore un bon type que le jockey-maquignon qui fait marché avec lui, et qui naturellement lui raconte son histoire. À lui seul ce récit est tout un roman picaresque. Si le jockey s’était résigné à exercer un métier à demi honnête, ce n’était pas faute de mauvais exemples. Son grand-père était un rogneur de monnaies, très habile dans son métier, et surtout très prudent. L’appât du gain et l’ardeur du métier ne le poussaient jamais trop loin. Soit qu’il employât la lime, les ciseaux ou l’eau-forte, il se contentait d’un honnête bénéfice :