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de tous, et avec lui notre troupe s’élança sur nos adversaires comme le vent d’orage au milieu des faibles roseaux. Voyez-vous jusqu’à l’extrémité du chemin, vers l’église, les ennemis couchés à terre ? Là où la moisson est la plus épaisse, c’est là qu’a passé le héros ; mes yeux l’ont suivi après que mes pieds s’y refusaient, et ma pensée le suit à présent jusque dans la mort. » Il dit. Quelques instans après, ses yeux s’éteignirent doucement.

« Aussi doucement s’étaient éteints les derniers rayons du jour. La lune, pâle soleil de la nuit, éclairait seule maintenant les pas du vieillard. Lorsqu’il entra dans le champ du repos qui entourait l’église, un groupe d’hommes et de femmes étaient réunis entre les croix, mornes et silencieux comme ceux qui dormaient sous cette terre. Personne ne vint à la rencontre du vieillard, personne ne l’accueillit d’un mot ou seulement d’un regard. Il entra dans le cercle et vit à ses pieds, étendu mort, celui qu’il cherchait… Tout sanglant, il était cependant facile à reconnaître. Comme l’arbre roi des forêts, abattu avec les autres, est encore dans la poussière le plus grand et l’incomparable, ainsi parmi les ennemis abattus gisait le héros.

« Le vieillard était là les mains jointes, muet, comme frappé de la foudre. Sa joue était pâle, ses lèvres tremblaient. Enfin sa douleur trouva des paroles, et ses lamentations éclatèrent : « L’orage maintenant a renversé mon toit et la grêle a ravagé mon champ ; plus que mon toit et mon champ une tombe m’est désormais précieuse. Malheur ! malheur ! Faut-il que je te retrouve ainsi, toi le soutien de ma vieillesse, toi l’honneur de ma vie, toi l’envoyé du ciel, hier si fort et si beau, aussi chétif aujourd’hui que la poussière sur laquelle tu reposes ! »

« Ainsi le vieillard achevait sa plainte. Une autre voix continua ; c’était celle de sa fille, qui venait d’arriver, elle aussi, dans ce même lieu : « Je l’aimais, dit-elle, et quand je le pressais contre mon cœur, il m’était plus cher que tout au monde ; mais aujourd’hui, bien que la froide étreinte de la terre m’envie son cœur glacé, il m’est bien plus cher encore. Son amour m’était plus précieux que la vie ; mais plus belle que son amour est une mort comme la sienne. » Puis, sans pleurer ni gémir, elle s’agenouilla, et essuya doucement avec son mouchoir la figure ensanglantée. Les paysans, encore armés, l’entouraient silencieux et immobiles, Les femmes, accourues chacune pour quelque deuil, étaient là aussi tristes et muettes. « Quelqu’un veut-il, dit la noble fille, m’apporter un peu d’eau ? Je laverai son visage ; je ramènerai encore une fois de mes mains les boucles de ses cheveux ; je verrai son regard aimable jusque dans la mort, et je montrerai fièrement à tous le frère du nuage, le mendiant dédaigné, qui se leva un jour et fut le sauveur de la patrie ! »

« En entendant parler sa fille, en voyant près de lui la pauvre abandonnée, le vieux père, d’une voix brisée, lui dit : « Hélas ! la joie de ta joie, le consolateur de tes peines, le soutien, le père, le frère, l’époux, il était tout cela pour toi ; tu as tout perdu avec lui, il ne te reste plus rien sur la terre ! » Et tous les assistans éclataient en sanglots. Des larmes brillèrent aussi dans les yeux de la jeune fille, mais elle prit la main de celui que tous pleuraient, et dit : « Ce n’est point par des plaintes qu’il faut célébrer ta mémoire, comme on ferait pour celui qui passe et sera bientôt oublié. Non ; la patrie te regrettera comme le beau soir d’été regrette la rosée du matin, c’est-à-