Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 11.djvu/324

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mesure était gardée ; mais les continuateurs survinrent, et l’excès commença : quand le possible fut fait, on songea à l’impossible ; ou compromit jusqu’aux principes les plus vrais par l’exagération des conséquences ; on poussa tout à outrance, idées et faits, de manière à dénaturer ceux-ci et à fausser celles-là. En voici quelques preuves.

Quoi de plus juste que la cause dont Beccaria fut l’illustre et ardent défenseur ! Il s’agissait de ramener les lois criminelles dans leurs limites, d’en écarter ce luxe de peines léguées par le moyen âge, cet appareil de tortures qui n’éclairait jamais la justice et n’était qu’un raffinement odieux. Il s’agissait en outre d’amener dans le régime des prisons des améliorations tutélaires, de pénétrer ce qu’il avait de mystérieux, de sortir de la lettre de cachet pour entrer dans la prévention et l’instruction légales, de ne renfermer un homme que par l’effet d’un jugement public, et, une fois renfermé, de le traiter avec les égards que l’on doit à toute créature humaine. Voilà ce que demandait Beccaria ; voilà ce que demandaient avec lui les criminalistes du temps, Verri, Filangieri, et aussi Voltaire : le programme était hardi, mais le mouvement de l’opinion lui donnait une force irrésistible. Des procès célèbres, comme ceux de Calas, de Sirven, de Lally, avaient ému les cœurs, et la réforme avait des complices partout, même dans le sein de la magistrature. Cette réforme s’accomplit aux applaudissemens des gens de bien ; la torture fut abolie, la liberté individuelle obtint des garanties, les prisons cessèrent d’être des cloaques infects qui tuaient les détenus sous prétexte de les châtier. Quel chemin fait en peu de temps ! et n’eût-il pas été convenable de s’arrêter et d’attendre patiemment les suites de modifications si grandes ? Les maîtres l’auraient pensé ; mais ce n’était pas le compte de ceux qui marchaient sur leurs brisées. C’est ainsi que naquit et se propagea une école de criminalistes qui, au lieu de tenir la balance au moins égale entre la société régulière et les hommes qui en ont enfreint les lois, prirent résolument parti pour ces derniers, n’eurent et n’affichèrent qu’un souci, celui de savoir si leurs cliens ne souffraient pas outre mesure de leur captivité, si leurs conditions d’existence étaient assez douces et assez bien combinées pour exciter l’envie d’une foule d’honnêtes gens voués à des travaux ingrats. On devine quels fruits a pu porter une pareille donnée, développée dans les livres et dans la presse. Les tables de la criminalité sont là pour en témoigner. La prison n’a plus été qu’un jeu, le châtiment a manqué de sanction, et quand il s’est agi d’une réforme vraiment sérieuse à introduire dans le régime actuel, de la seule digue efficace contre l’accroissement démesuré des récidives, quand il s’est agi de l’emprisonnement cellulaire, les clameurs d’école, les récriminations intéressées ont retenti avec tant de vigueur et d’unisson, que la mesure a été indéfiniment ajournée.