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comme en pays conquis, pillant le paysan et exécutant dans les villages les ordres de l’autorité supérieure avec une brutalité intolérable. Il les avait armés de ces pistolets américains qu’on nomme revolvers. Quand ils paraissaient, et qu’on les voyait approcher avec la résolution sinistre qui convenait aux exécuteurs d’une volonté impitoyable, l’effroi s’emparait de tous les esprits. Ils étaient déjà au nombre de six mille, quand Abbas-Pacha termina son règne désastreux, et peu à peu ils se seraient substitués à l’armée égyptienne. C’en était fait alors pour longtemps de l’œuvre de régénération commencée par Méhémet-Ali, et de nouveau l’Égypte retombait dans un abîme d’oppression et d’anarchie. Ce n’eût pas été cependant avec six mille Albanais qu’Abbas-Pacha, s’il eût vécu, aurait pu, comme son successeur, prêter un secours efficace au sultan son suzerain, qu’il aurait pu défendre Silistrie, Eupatoria, et jeter sur la Turquie, par la bataille de Sinope, ce reflet de gloire et de malheur qui a peut-être déterminé l’Europe occidentale à tirer l’épée contre l’agresseur.

Mohammed-Saïd, en arrivant au pouvoir, s’est proposé pour but de conserver à l’armée son caractère de nationalité, mais il s’est attaché aussi à réformer les abus que nous avons signalés soit dans le mode de recrutement, soit dans la durée du temps de service. À peine avait-il hérité de la vice-royauté qu’éclata la guerre d’Orient. Il fallut non-seulement contribuer à la défense de l’empire ottoman par des envois de troupes, mais encore organiser une réserve pour assurer la sécurité à l’intérieur. Le pacha, qui n’a cessé de montrer une sollicitude toute particulière pour l’armée, s’occupa d’abord de réformer le régime des subsistances et des hôpitaux, puis il décida que le temps du service serait court, mais que toute la jeune génération y serait assujettie indistinctement. Sa pensée a été, dès le principe, de faire de l’armée une grande école où, sous l’empire de la règle et de la discipline, les Égyptiens vinssent puiser tour à tour ces notions générales des hommes et des choses qui facilitent la diffusion de la civilisation, et qu’ils n’auraient jamais acquises dans l’enceinte de leurs villages. Nous autres, qui avons vu l’armée française former au sein du pays, troublé par les rêveries les plus malfaisantes, le ferme rempart de l’ordre, le boulevard de la civilisation, nous pouvons comprendre mieux que personne combien une telle pensée est juste.

Avant tout, il fallait cependant travailler à vaincre la répugnance des fellahs pour le service militaire. Ce sentiment s’exalte chez eux jusqu’à la terreur, une terreur vraiment puérile et si grande, qu’on serait parfois tenté de croire que la race égyptienne est dénuée de tout courage. On sait pourtant bien qu’elle est brave ; mais tel est