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d’ailleurs qu’il ferait un exemple terrible de ceux des cheiks qui voudraient soustraire leurs enfans à la vigilance des recruteurs. Les cheiks dirent amen et se retirèrent. Rentrés dans leurs demeures, ils y firent connaître les volontés du vice-roi, et témoignèrent l’intention de les exécuter. Cette nouvelle répandit l’alarme dans leurs gynécées, car même dans ce pays, où l’on peut à peine dire que la famille soit constituée, la pensée de se séparer de leurs enfans est insupportable au cœur des mères. La douleur, dans ces régions méridionales, se répand en cris et en gestes désordonnés. Les femmes, après avoir accablé leurs maris d’injures et leur avoir prodigué les épithètes d’inhumains et de lâches, s’assemblèrent en tumulte, et coururent au palais du vice-roi, qui résidait alors au centre du Delta, dans la ville de Tantah. De la place du palais, où elles exhalèrent leur fureur en cris et en imprécations sauvages contre le vice-roi, les femmes des cheiks se portèrent à une station du chemin de fer d’Alexandrie au Caire, voisine de la ville. Tantah, qui est un centre assez important d’affaires commerciales, possède une gare, où l’on conduit ordinairement les recrues qu’on dirige soit sur Alexandrie, soit sur le Caire. Le chef de station, qui préside forcément à ces départs, fut signalé par une de ces mégères comme « celui qui enlevait leurs enfans sur des voitures de feu. » On se rua sur le malheureux employé, qui eût été mis en pièces s’il n’avait cherché un refuge dans le palais même du vice-roi. Celui-ci eut le bon esprit de laisser le rassemblement féminin se disperser comme il s’était formé ; mais il se promit de saisir la première occasion qui s’offrirait d’user de rigueur contre les cheiks eux-mêmes. Cette occasion ne se fit pas attendre, et quelques cheiks ayant continué de soustraire leurs enfans au service, deux des principaux coupables furent saisis et subirent la peine capitale.

Préoccupé d’adoucir le sort du soldat, le vice-roi a voulu aussi ramener l’effectif de l’armée égyptienne aux proportions strictement indiquées par les besoins du pays. On sait que, d’après le hatti-chérif de 1841, cet effectif a été fixé à 18,000 hommes. Jusqu’à ces derniers temps, ce chiffre avait été constamment dépassé. En reconnaissance des services que l’armée d’Égypte a rendus sur le Danube et en Crimée, le sultan, au mois de juin 1856, avait même permis de porterie nombre des troupes égyptiennes à 30,000 hommes ; mais le vice-roi, loin de profiter de cette autorisation, s’est attaché à diminuer le nombre des soldats sous les armes, tant par esprit d’économie et d’humanité que pour rendre des bras à l’agriculture. Il en est venu à n’avoir plus que 12,000 hommes environ en service actif[1]. Autrefois cette force eût été bien insuffisante pour la garde

  1. Par ordre de la Porte, les troupes égyptiennes ont dû récemment prendre le costume des soldats ottomans.