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vécu sur la montagne Sainte-Geneviève et au cloître Notre-Dame, avant de rencontrer Héloïse. Un peu de repos m’était devenu nécessaire. Je résolus de donner congé à mon esprit et d’employer mes vacances à courir le monde.

Enfant de Paris, à peine à vingt-cinq ans étais-je sorti de l’enceinte de la grande ville. Jusqu’ici les points extrêmes, les bornes de mon horizon étaient Sceaux, Versailles, Montmorency, Vincennes. La seule idée d’un voyage était une fête pour mon imagination.

Mais où aller? La délibération ne fut pas longue. Je voulais me divertir sans tout à fait perdre mon temps, et mettre encore à profit pour mes études cette course nécessaire à ma santé. Les arbres seuls et les montagnes, comme dit Platon, ne voulaient rien m’apprendre; il me fallait des hommes et des philosophes. La belle Italie ne me suffisait donc pas, et je n’avais guère à choisir qu’entre l’Ecosse et l’Allemagne; mais entre Edimbourg et moi il y avait l’Océan, qui effrayait ma poitrine et ma mère, tandis que l’Allemagne était à ma porte.

D’ailleurs, à parler franchement, j’en avais assez pour le moment de la philosophie écossaise. Après l’avoir étudiée sous M. Royer-Collard, je l’avais moi-même et assez longtemps enseignée. Reid m’était aussi familier que mon rudiment, et pour M. Dugald-Stewart, le seul philosophe que j’eusse pu rencontrer à Edimbourg, j’étais en état de lui réciter tous ses ouvrages. Aussi, depuis quelque temps, mes regards se tournaient du côté de l’Allemagne, dont la philosophie, longtemps retenue sur le sol germanique et séparée de la France par la guerre, commençait à paraître sur la scène de l’Europe. Je m’étais enfoncé dans la traduction latine de Kant par Born, et du sein de cette nuit était sorti à mes yeux plus d’un éclair. J’avais appris assez d’allemand pour vérifier dans le texte les endroits de la traduction de Born qui m’avaient le plus frappé, et c’est ainsi que, pendant l’année 1817, j’avais pu donner à mes auditeurs quelque idée de la Critique de la raison spéculative et de la Critique de la raison pratique J’avais lu avec mon maître d’allemand et grossièrement traduit plusieurs passages des écrits de Fichte; mais je ne connaissais les autres philosophes allemands contemporains que par les analyses superficielles de M. de Gérando, à travers les aperçus rapides de M. Ancillon et les brillans nuages du livre de Mme de Staël. Je brûlais de voir de près ces philosophes. Je ne me flattais pas de pouvoir les bien comprendre, et de saisir en courant et comme à vol d’oiseau cette philosophie transcendante. Je ne me proposais pas même de l’étudier véritablement, car je n’allais pas travailler, j’allais me promener en Allemagne; mais il me semblait qu’un séjour de plusieurs mois sur le sol et au milieu des mœurs et