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sophie n’est pas son affaire ; mais comme un historien doit un peu s’occuper de tout, il est assez au courant de l’état de la philosophie en Allemagne, et il m’en a fait un tableau qui aurait pu m’arrêter tout court au début de mon voyage. Selon lui, depuis Kant, la philosophie en Allemagne va de mal en pis et d’extravagance en extravagance. « Ce que vous savez de l’Allemagne, me dit-il, est précisément ce qu’elle a de mieux : ce que vous en ignorez ne vaut pas la peine d’être appris. Dans cette multitude de systèmes qui se combattent, je m’attache à ceux qui, quels que soient leurs principes spéculatifs, sont favorables à la vertu et conservent dans l’âme des jeunes gens le trésor de la foi chrétienne. Par exemple, M. Daub, professeur de théologie à Heidelberg, est un des philosophes les plus vertueux qu’il y ait en Allemagne, et vous devriez aller à Heidelberg pour faire sa connaissance. »

M. Manuel était un jeune Vaudois, ministre de l’église réformée de Francfort. Il avait beaucoup d’esprit et d’instruction. Ses goûts étaient particulièrement littéraires. Sa théologie n’était point raffinée : c’était celle de Calvin, avec les nuances de tolérance et de mysticisme qu’y mêlait involontairement la belle âme de M. Manuel. Il prenait l’Écriture sainte à la lettre. Depuis Adam, l’homme est radicalement déchu, corrompu dans son esprit et dans son cœur. La raison seule ne peut donner la vérité ; la volonté seule ne peut produire la vertu. La raison est incapable de nous faire connaître Dieu. Les œuvres de l’homme sont sans valeur ; elles ne sauvent pas, et on ne peut être sauvé que par les mérites de Jésus-Christ. Il n’y a pas de philosophie : la seule philosophie est le christianisme.

On conçoit la triste impression que faisait sur moi une pareille doctrine. J’y reconnaissais avec douleur une secte, alors, grâce à Dieu, fort peu répandue en France, mais aujourd’hui très puissante, qu’on appelle le méthodisme. Par politesse, je dissimulais à M. Manuel le sentiment pénible que j’éprouvais, et me bornais à lui témoigner un peu d’étonnement qu’un esprit aussi bien fait, une âme aussi bonne, se pût laisser dominer par le préjugé religieux jusqu’à recevoir des dogmes aussi désolans. Comment ! vous n’admettez pas qu’Aristide, Epaminondas, Socrate, aient connu, aimé et pratiqué la vertu ! Vous n’admettez pas que Platon ait connu Dieu ! L’église catholique traite bien mieux la raison et la philosophie. Elle distingue la vraie et la fausse philosophie ; elle accepte l’une et repousse l’autre. Chez nous, il est de foi que la lumière naturelle peut nous donner la connaissance certaine de la liberté, de la vertu, de la spiritualité de l’âme, de Dieu et de ses principaux attributs. Aussi nous avons dans nos écoles des chaires de philosophie. Avec vos dogmes, vous n’en devriez souffrir aucune. Mais puisque vous ne voulez