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que les gouvernemens mixtes, et c’est le mérite qu’il assigne à celui de Lacédémone. Puisque Platon avait dit cela, il fallait bien qu’Aristote y trouvât à redire ; mais ce même Aristote n’en repousse pas moins tous les extrêmes. Lui qui rejette assez loin la monarchie et l’aristocratie, il se pose en censeur de la démocratie et se prononce pour la république moyenne, ce qui veut dire nécessairement un état où le principe républicain est limité, où l’intérêt public prévaut sur l’intérêt des plus nombreux et des plus pauvres, c’est-à-dire sur le principe de la démocratie. Un historien du premier ordre, Polybe, n’a pas cru pouvoir raconter en politique les luttes de Rome et de Carthage sans s’expliquer sur leur constitution respective, et il n’a pas hésité à prononcer que de tous les gouvernemens le meilleur était le gouvernement formé des trois autres. Tel lui paraissait celui de Rome, et l’opinion de Polybe devait être celle de Scipion. Aussi le sage Cicéron, qui l’adopte, la met-il dans la bouche du héros lui-même, et c’est dans sa République Scipion qui déclare qu’il ne saurait approuver aucun genre de gouvernement simple, ullum simplex reipublicœ genus. Dans vingt passages, il se prononce pour le gouvernement composé dans une juste mesure des trois formes principales de gouvernement, et même pour la royauté limitée par les deux autres. Dans le chapitre 45 du livre Ier par exemple, on dirait que Scipion l’Africain, devançant Montesquieu, fait par prévision l’éloge de la monarchie anglaise. Enfin partout c’est le panégyrique de cette forme politique qui résulte d’un choix et d’une alliance entre les élémens des trois autres, de cette forme, dit Tacite, qu’il est plus facile de louer que de voir réalisée, « ou si jamais elle arrive, ajoute-t-il tristement, elle ne saurait être durable. »

Elle ne devait point arriver de longtemps en effet. Tacite avait vu s’accomplir ce que Platon a décrit en termes dont rien au monde n’égale la force et la vérité, le passage funeste de l’anarchie au despotisme. La fondation de l’empire ne fut pas seulement le plus cruel des maux pour ces nobles âmes dont Tacite était et l’interprète et le vengeur ; ce fut une calamité pour l’humanité tout entière, et qui s’est étendue sur une longue suite de générations. Que le despotisme d’un seul ait pu hériter de cette immense domination portée aux limites du monde par les armes et le génie de la république romaine, que, dans la société la plus éclairée et la plus politique qu’il y eût alors sur la terre, il se soit établi une tyrannie de l’espèce de celles qu’on n’avait encore vues qu’en Orient au sein d’une civilisation informe, le coup était mortel pour toutes les saines traditions de droit, de pouvoir et de liberté. Une perversité systématique devait s’unir ainsi à la brutalité du despotisme. Ce gouvernement grossier des peuples nouveaux allait devenir un instrument ingénieux et orné. L’empire