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les insurgés règnent autant que les Anglais si ce n’est plus. L’Angleterre n’est point restée inactive; elle a déjà expédié plus de trente mille hommes, et elle en expédiera encore, car elle ne peut plus s’y méprendre, c’est avec des Européens qu’elle devra rétablir sa puissance dans l’Inde, et c’est là même une des plus sérieuses difficultés de cette guerre dans un pays où l’Européen a le climat à combattre avant de se mesurer avec les hommes.

Quand on suit d’un regard sympathique et assidu la marche des lettres contemporaines, on ne peut se défendre d’une profonde tristesse en voyant chaque jour les rangs se dépeupler, des existences se clore prématurément, des talens disparaître coup sur coup avant l’heure. Il y a quelques mois, c’était Alfred de Musset un poète d’un génie charmant et vigoureux, qui s’en allait comme s’il n’avait pu survivre à sa jeunesse; aujourd’hui c’est Gustave Planche, un mâle écrivain, un critique supérieur, qui disparaît après avoir fait de sa plume impartiale, inflexible et juste, la gardienne incorruptible du goût, des traditions de l’esprit et de la conscience littéraire. Gustave Planche n’avait que quarante-neuf ans lorsqu’il a succombé aux irrémédiables atteintes de la maladie. Il y a vingt-sept ans déjà, il entrait dans cette laborieuse carrière qu’il n’a pu parcourir jusqu’au bout, mais où il a laissé à chaque pas des marques de son éminent jugement. Dans cet espace d’un quart de siècle, il a été mêlé à toutes les luttes littéraires, ou plutôt il a été comme un témoin indépendant et sévère, suivant d’un œil ferme la marche des choses, arrêtant au passage les œuvres qui offensaient le goût, réduisant au néant les doctrines puériles, déconcertant bien souvent l’orgueil ou la vanité, et ramenant tous les esprits, les poètes comme les peintres, aux lois supérieures de leur art. Un tel écrivain n’a point de biographie, et c’est en vain qu’on voudrait la recomposer avec toute sorte d’inventions équivoques. Sa biographie est dans ses travaux, depuis les premières esquisses qu’il consacrait au salon de 1831 jusqu’à son étude sur les dernières œuvres de la peinture contemporaine, depuis ses premières polémiques sur les tentatives de la nouvelle école littéraire jusqu’à ses pages les plus récentes. Gustave Planche est tout entier dans ce qu’il a écrit, dans tous ces morceaux sur la moralité de la poésie, sur les royautés littéraires, sur les mœurs et les devoirs de la critique, sur le théâtre, le roman, la poésie lyrique, les beaux-arts, sur les œuvres et sur les hommes. Qu’on mesure cette carrière, elle paraîtra certes grandement remplie.

Nul écrivain de notre temps n’eut à un plus haut degré la faculté critique, le don du jugement. D’autres ont eu plus de finesse, plus de souplesse peut-être. Gustave Planche jugeait, et cette faculté critique, il ne l’exerçait pas à la légère; il ne suivait pas uniquement l’impulsion de son instinct. Il avait analysé l’art dans ses conditions et dans ses principes, de même qu’il l’avait étudié dans ses manifestations diverses. De là aussi la forme de sa critique, qui procédait volontiers par l’affirmation et la comparaison. Il fut un temps où il était d’usage de faire un crime à Gustave Planche de ses sévérités, qu’on prenait pour des outrages à la majesté des dieux contemporains. Ce temps est passé aujourd’hui, car l’expérience est venue, et quand par hasard on remet en présence l’œuvre censurée et la critique objet de tant d’injures, il se trouve que c’est l’œuvre qui a vieilli, tandis que la critique, inspirée par un jugement sain et droit, reste l’expression d’une vérité du-