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tence était, je ne veux pas dire artificielle, mais liée à des circonstances générales qui ne sont plus et qui ne peuvent renaître. Je ne parle même pas de ces constitutions singulières que le temps a pu produire et conserver, mais qu’il ne permet pas à la main de l’homme de relever quand une fois il les a laissé tomber; je ne fais point allusion à cette transformation universelle de l’ordre social qui ne comporte plus que le droit de gouverner soit un privilège de race, et j’oublie que tous les livres d’or ont été jetés à la mer. Mais, sans compter toute autre impossibilité, est-il possible aujourd’hui d’être une puissance indépendante sans être une puissance militaire, et l’existence politique peut-elle échoir à qui n’est pas dans une certaine mesure capable de la défendre? Or, jusqu’à la fin du moyen âge, le commerce et la richesse avaient donné à Gênes et à Venise des moyens de défense et même d’agression fort supérieurs aux ressources naturelles de leur territoire et de leur population. C’était chose possible alors, parce qu’il était possible aussi que le commerce et la richesse fussent l’apanage des petits états à l’exclusion des grands. L’Europe a été longtemps semée de cités privilégiées que leur situation géographique, les circonstances de leur formation, leur isolement, leur constitution sociale, leur esprit d’entreprise et d’industrie soustrayaient à la détresse universelle, produit durable du régime féodal, et qui, malgré la disproportion matérielle et territoriale, se soutenaient avec avantage en face des grands empires, lents d’ailleurs à se former et à constituer leur unité. Les finances des unes compensaient l’étendue des autres. Les grandes armées d’ailleurs étaient inconnues, et l’inégalité numérique était moindre sous ce rapport entre les forces des diverses nations. Une ville tenait tête aux troupes de plusieurs provinces. Que reste-t-il de tout cela? La proportion ne tend-elle pas à s’établir partout entre le territoire, l’industrie, le commerce, la richesse, l’effectif militaire? Et devant ce nouvel état de choses, comment prendre une grande et ferme confiance dans le maintien même des petits états qui subsistent encore? Comment surtout concevoir l’espérance devoir renaître, et durer, et prospérer ceux que le temps a détruits? N’est-ce pas, je le crains bien, un rêve archéologique et une illusion de patriotisme?

Ces idées, Gênes peut, à mon sens, les entendre exprimer sans tristesse; en échange de son passé, elle a reçu ses compensations. La vérité est plus difficile à dire à Venise; mais enfin il y a déjà plus d’un siècle et demi que les historiens ont attribué sa décadence forcée à une longue paix, à la plus longue paix dont eût joui aucune nation moderne, et cette longue paix elle-même, elle n’était pas accidentelle, elle était devenue une nécessité. Dès la fin du XVIIe siècle, cette tendance à l’égalité de tous les moyens de puissance pour