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ou huit heures dans les montagnes par un froid sec et vif ? avez-vous passé la journée sans manger, et le soir, bien tard, à peine arrivé dans une auberge de campagne, avez-vous fait mettre à la broche un gibier succulent ? L’avez-vous arrosé de vos mains ? l’avez-vous servi vous-même sur la table ? Vous êtes-vous assis au coin d’un bon feu, dévorant du regard le lièvre et découpant la perdrix ? Aviez-vous une bouteille de vin gris ? Étiez-vous prêt à manger, les yeux ardens, la bouche ouverte et la fourchette en arrêt ? étiez-vous par hasard notaire, ou médecin ? Est-on venu vous chercher à cheval, bride abattue, pour guérir une tête cassée, désasphyxier un noyé, ou recevoir le testament d’un malade ? Avez-vous donné au diable, vous médecin, le maladroit, et vous, notaire, le client ? Voilà justement ce que faisait Bussy lorsque la prudente et positive miss Cora Butterfly se mit à citer la Bible et à montrer ses scrupules. Il donnait au diable Rébecca et Rachel, les patriarches et les prophètes. Il maudissait ces hypocrites chanteuses de psaumes qui cachent sous l’amour et la Bible des calculs dignes de Barème. Cependant il avait honte de s’en aller sans avoir rien osé. La place fût-elle imprenable, il avait pour principe qu’un bon soldat doit tenter l’escalade. Il garda quelque temps le silence, ramassant ses forces pour la lutte ; puis, s’agenouillant de nouveau devant la belle Américaine, il la pria de lui pardonner sa hardiesse, d’excuser un amour trop violent pour être modeste, d’avoir confiance en son honneur : en un mot, excepté le mot de mariage, qu’il ne voulut jamais prononcer, il fit les sermens les plus vifs d’une éternelle fidélité. Toute autre femme, après s’être avancée si loin, n’eût pas osé résister ; mais la vertu de la belle Américaine était appuyée sur le roc inébranlable du dieu Dollar. Sans le rebuter ni le décourager, elle sut le tenir à distance ; elle voulait un mari, et non un amant, car, comme l’a fort bien dit un profond philosophe, les maris paient les dentelles, et les amans ne sont bons qu’à les chiffonner. Bussy lui plaisait fort, mais sa fortune lui plaisait mille fois davantage. Cependant Cora hésitait. Cette fortune était-elle réelle ? C’est une belle chose qu’une forêt de cinq mille acres, mais il faut qu’elle soit bien située. Au Canada, un acre de forêt coûte deux fois moins qu’un acre de terre. Le bois n’a point de valeur ; bien plus, il faut le couper, et la main-d’œuvre est chère. Ces inquiétudes bien légitimes de la pauvre Cora éclatèrent dans les premiers mots qu’elle répondit aux protestations d’amour de notre étourdi.

— Dans quelle partie de l’Ohio est située votre forêt ? demanda-t-elle.

Cette curiosité obstinée indigna Bussy, bien à tort, selon moi, car il est juste que les jeunes filles songent à leur avenir quand leurs parens n’y songent pas ; mais notre ami arrivait de France, où les