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çant ce seul mot : not guilty. Qu’importe en effet que le meurtrier soit pendu ou non? La mort du pendu ne rend pas la vie à celui qui a été assassiné; ce n’est qu’un malheur de plus, deux familles en pleurs, au lieu d’une. Il est si commode et si profitable de faire grâce!

— Et la loi de Lynch ?

— Oui, c’est un usage qui commence à s’établir, et qui sera bientôt général; mais croyez-vous le juge Lynch plus infaillible? Aimez-vous mieux être jugé en dix minutes sur la place publique, par cinq ou six cents personnes qui crient et vocifèrent au lieu d’écouter votre défense, que par un juge corrompu? S’il faut choisir, mon choix est fait : j’aime mieux la corruption du juge que la brutalité de la multitude.

— Vous n’êtes guère partisan des formes républicaines,

— Je le suis, mon cher ami, beaucoup plus que vous ne pensez ; mais je hais la tyrannie d’une foule ignorante. Sans doute, ces vices dont je vous parle ne sont pas inhérens à la république. On peut les séparer de la liberté, on le fera quelque jour, j’en suis sûr; mais tant qu’ils subsistent, il faut se tenir sur ses gardes. C’est pourquoi, mon cher cousin, je vous conseille d’être fort prudent, de ne compter que sur vous-même, de fuir les querelles, et, si vous ne pouvez les éviter tout à fait, de fuir au moins le coroner et toute espèce de magistrats. Faites-vous justice à vous-même, c’est le plus sûr; d’ailleurs c’est l’usage, et vous savez qu’il faut respecter les usages de tous les pays. Nous devons cette politesse aux étrangers. Adieu, prenez ce revolver et ce bowie-knife ; ne vous en servez qu’à la dernière extrémité, mais alors ne ménagez pas votre homme. Il vaut mieux tuer le diable que d’en être tué. Au revoir. Vous me retrouverez à Montréal.

À ces mots, les deux amis se séparèrent. Bussy était fort triste. Les conseils de Roquebrune lui causaient une impression pénible. En arrivant à la dernière station du chemin de fer, qui n’était qu’à deux lieues de Scioto-Town, il monta dans une diligence, en compagnie d’un homme de cinquante-cinq ans, aux cheveux gris, à la mine respectable, qu’il entendit appeler Samuel Butterfly. C’était en effet le digne père de la belle Cora.

M. Samuel Butterfly avait la mine d’un quaker, un habit à larges basques et à larges poches, un chapeau rond à larges bords, une canne à pomme d’or, un air confit en béatitude et quelque chose de la figure du vieux Franklin. Je parle du vrai Franklin, rusé, positif, égoïste, et non de ce Franklin que les philosophes du XVIIIe siècle habillèrent à leur mode au temps de la guerre d’Amérique, et qui faisait solennellement bénir son petit-fils par Voltaire mourant. Le vrai Franklin, prudent, réservé, contenu, incapable d’une mauvaise action, parce que les mauvaises actions sont rejetées par la