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la proie pour l’ombre! Au diable la péronelle! Je ne veux plus me mêler de ses affaires.

Quant à Bussy, il devina l’effet des premières manœuvres de son ami Roquebrune, et se mit à rire en lisant la lettre; puis il la serra précieusement dans son portefeuille, et alluma un cigare de La Havane. Il ne se trompait pas. Le lord Aberfoïl, comte de Kilkenny, pair d’Ecosse et d’Irlande, futur gouverneur du Canada, avait daigné se laisser présenter dans les salons d’un riche banquier de New-York, où il savait qu’il trouverait la belle Cora. L’un de ses domestiques était nègre et avait ordre de répondre à toutes les questions dans cette langue inintelligible qui est familière aux Africains des colonies : — Massa, bon maître à moi, posséder des dollars beaucoup, avoir des chambres pleines d’or. — L’autre domestique, Irlandais d’origine, devait contrefaire le sourd. Tous deux étaient splendidement galonnés, et portaient dans les rues des cannes à pommes d’or avec la gravité des suisses de paroisse.

Cora entra chez le banquier pleine d’une confiance orgueilleuse dans sa beauté et éblouit toute l’assemblée. Le lord Aberfoïl lui-même en fut étonné. Il fit d’abord le tour de la salle, le menton dans sa cravate, les coudes serrés contre le corps, les yeux fixes, suivi de la maîtresse de la maison, qui lui nommait et lui présentait successivement tous ses invités. Quand ce fut le tour de Cora, la présentation se fit comme à l’ordinaire, et le lord répondit gravement d’une voix gutturale : — Miss Cora Butterfly? Oh!

Cet oh! qui était la première parole qu’il eût prononcée depuis son entrée dans la salle, fit une sensation extraordinaire. Cora fut émue de ce témoignage d’admiration concentrée et rougit de plaisir. Toutes les dames présentes lui envièrent son bonheur. Qu’un pair d’Angleterre, qui avait vu à Buckingham-Palace les plus célèbres beautés des trois royaumes et la reine Victoria elle-même, fût ému au point de dire : « Oh ! » en voyant une beauté américaine, c’est un prodige qui ne se renouvelle pas trois fois en un siècle.

Le lord s’assit près de Cora et lui dit : — Dansez-vous, miss Butterfly?

Elle crut qu’il allait l’inviter et se hâta de dire qu’elle dansait.

— Quelle danse? demanda Kilkenny.

— La contredanse, milord.

— La contredanse est une danse de boutiquiers, dit le comte avec une impertinence toute britannique.

— Oh! se hâta de dire Cora, je la danse rarement, et seulement par complaisance. Il faut avoir quelques égards pour ses amis.

— Je n’ai point d’amis parmi les boutiquiers, répliqua l’Anglais. Valsez-vous ?