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crise. N’y a-t-il pas cependant des esprits assez subtils ou assez bizarres pour débattre de singulières questions ? Entre les soldats de Nana-Saïb et les Anglais, de quel côté faut-il porter ses sympathies ? Où est l’intérêt de la civilisation ? Ne serait-ce pas un grand bienfait et surtout une grande satisfaction pour tous les peuples, si l’Angleterre était expulsée de l’Inde ? Voilà les questions étranges qui s’agitent parfois. Et quand l’Angleterre serait chassée de l’Inde, la remplacerions-nous ? La civilisation, les idées européennes, le christianisme, y trouveraient-ils un grand avantage ? Le peuple anglais n’a point d’illusions à se faire : il n’a pas beaucoup d’amis dans le monde, et les malheurs qui viennent le surprendre n’excitent que peu de sympathies. On le traite coaune La Rochefoucauld prétend que tous les hommes traitent leurs meilleurs amis ; on semble se plaire à le voir dans la peine. C’est un mauvais sentiment, mais il existe, et il est assez répandu. Qu’on n’ait point une sympathie aveugle pour l’Angleterre, qu’on réprouve les habitudes hautaines et dures de sa politique, qu’on signale les fautes qu’elle a commises dans les Indes, soit ; cela n’empêche pas que la domination britannique ne représente la civilisation au milieu des populations corrompues ou barbares de l’extrême Orient. L’Angleterre, au surplus, n’est point la dernière en ce moment à confesser ses fautes et à faire son examen de conscience. Elle procède publiquement à ces sortes d’enquêtes, car tout se dit au-delà du détroit, et c’est là un des traits du caractère de ce peuple, de même que c’est sa grandeur morale de reconnaître un maître, — qui n’est point de ce monde, il est vrai, — et de s’abaisser devant lui dans ses épreuves. C’est ainsi que récemment la reine a ordonné un jour de jeûne et d’humiliation à l’occasion des affaires de l’Inde, comme dans toutes les circonstances douloureuses pour la nation. Ce jour-là, les églises se sont remplies ; les prédicateurs ont fait la confession de l’Angleterre. Toutes les boutiques se sont fermées. Les Anglais n’ont pas cru livrer leur liberté en reconnaissant la puissance de leur loi religieuse. Nous connaissons un peuple qui trouverait peut-être que c’est là de la momerie et de la superstition, et c’est pour cela sans doute qu’il a su si bien assurer les destinées de sa liberté.

Dans les affaires du monde, à travers ce mélange de tous les intérêts de la politique et du commerce dont les gouvernemens ont d’abord à s’occuper, une des choses les plus émouvantes pour l’observateur est le spectacle de la nature humaine elle-même, quel que soit le théâtre où elle apparaisse, qu’il s’agisse de l’Europe, de l’Inde ou de l’Amérique. Cette triste nature humaine, on ne la voit pas toujours en beau, mais c’est la nature humaine. Les événemens la montrent à l’œuvre ; l’histoire la peint à grands traits en racontant les scènes de la vie des peuples et des hommes ; les livres de voyages la révèlent dans ce qu’elle a de plus intime, de plus actuel et de plus local. Le meilleur commentaire des affaires de l’Inde, ne serait-ce pas aujourd’hui un récit de voyage sincère et vrai, un récit qui décrirait ces populations vieillies et corrompues, amollies et féroces, qui montrerait comment a pu se former un Nana-Saïb, ce ministre atroce des vengeances des Hindous ? L’Europe a intérêt aujourd’hui à connaître de plus près ces contrées lointaines, l’Inde, la Chine, qui sont en ce moment le théâtre d’un drame dont l’héroïne est la civilisation. Avec son petit livre instructif et piquant sur Canton ou un coin du Céleste-Empire, le docteur Yvan peut servir de guide jusqu’au seuil de