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la rudesse anguleuse de la logique mondaine. Le laisser-faire et le laisser-dire, qui sont leur règle suprême de conduite, ont même relâché peut-être la rigueur des jugemens, et la raison s’en ressent. Moins âpre et moins irritable qu’ailleurs, elle se prête, dans l’appréciation des choses humaines, à des complaisances qui étonnent les étrangers. Les Gheelois, blasés sur les aberrations de la folie, n’éclatent pas à tout propos en rigoureux anathèmes contre ses écarts accidentels. Là s’arrête l’influence du courant d’aliénation au sein duquel ils vivent et se meuvent. Si la folie était contagieuse, depuis dix siècles toutes les générations de Gheel auraient été folles à lier, tandis qu’en réalité les naissances ne présentent aucune trace d’influences funestes reçues pendant la grossesse. À vrai dire, n’est-ce pas le témoignage d’un esprit très pénétrant, très sain et très souple que la fonction même des gens de Gheel, et s’imagine-t-on qu’une population d’aliénés fût apte à garder, à manier, à redresser une colonie d’aliénés ?

À leur aptitude naturelle et héréditaire, il convient d’ajouter une pauvreté qui les dispose à tout faire pour un peu d’argent, l’habitude qu’elle entretient des rudes travaux chez l’homme et d’une industrieuse activité chez la femme, — enfin, passion qui leur est commune avec tous les paysans, l’ardent désir d’agrandir leur domaine aux dépens de la bruyère. On entrevoit dès-lors dans quel sol bien préparé est tombée la semence féconde d’une idée charitable, qui fournit au ménage du cultivateur une indemnité pécuniaire et à ses travaux le concours gratuit d’ouvriers auxiliaires. Et cette destinée que les circonstances ont faite à l’homme de Gheel, et qu’il a religieusement acceptée et développée, a réagi à son tour sur son organisme, et l’a doté d’aptitudes spéciales, on peut dire professionnelles, qui font de lui un type unique au monde. Sans savoir et sans prétention, il est devenu, dans une certaine mesure, médecin aliéniste. Chaque maison s’est transformée en manicome, suivant une expression italienne qui manque à la langue française. Si l’on n’eût dans ces derniers temps révélé les Gheelois à eux-mêmes en s’occupant de leur colonie, ils eussent indéfiniment continué à faire de la médecine, et de la meilleure, sans le savoir. À l’arrivée d’un aliéné, ils ne manquent pas de dire leur avis sur la nature de son mal, sur le traitement à prescrire ; ils pronostiquent l’issue probable, et souvent leur perspicacité étonne les hommes de l’art. Si c’est trop les relever que de les qualifier de médecins, car ils manquent de toute science théorique, il est du moins hors de doute qu’ils constituent une population d’excellens infirmiers. La nécessité de vivre en famille avec les aliénés, en les adoptant avec toutes leurs bizarreries, a en effet conduit les habitans de Gheel à respecter les fantaisies inoffensives,