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repos de la maison, leur intérêt les y porte. Pour le profit du ménage et de la ferme, tout chômage est une perte, et le pensionnaire oisif, perdant son temps et faisant perdre celui des autres, s’il restait une non-valeur, deviendrait bientôt une charge. L’entraîner au travail par la violence sous le régime de liberté, qui est la loi de Gheel, serait un contre-sens de stratégie. Il faut biaiser avec le fou, il faut l’amorcer en lui rendant le travail attrayant : c’est bien le mot. Se montre-t-il rebelle, l’on patiente et l’on insiste. Est-il maladroit, on le plaisante, et l’on rit de ses maladresses sans l’humilier : il fera mieux en recommençant. Peu à peu il s’apprivoise et s’habitue. Quelque déchu qu’il soit, n’offre-t-il pas encore pour la sociabilité des ressources supérieures à celles des animaux sauvages qui se laissent fléchir, comme on le voit dans les ménageries, par la patience et les bons soins des gardiens ? Pour réussir dans l’éducation des aliénés, les habitans de Gheel n’ont qu’à déployer la même persévérante et intelligente énergie : la sympathie naturelle de l’homme pour l’homme en décuplera la puissance. Beaucoup de bonté dans le cœur, un mot de douceur, un témoignage d’amitié, exercent un souverain empire sur des caractères dont la maladie a exalté la susceptibilité.

Rien ne prouve mieux combien ces sentimens ont pénétré non-seulement dans la profondeur des âmes individuelles, mais dans le sang et la race, presque dans l’air, que la conduite des enfans de Gheel envers les aliénés. Partout ailleurs, même à Herenthals, dans le voisinage (nous en avons eu le triste spectacle), ces malheureux sont un objet de dérision et de persécution. C’est envers eux surtout que cet âge est sans pitié. À Gheel, rien de pareil. Point d’agaceries, point de railleries ; le zott est même pour l’enfance un compagnon amusant, sans méchanceté, souvent un camarade de jeux, quelquefois un protecteur. Il semble qu’entre les êtres qui n’ont pas encore toute leur raison et ceux qui l’ont perdue s’établisse quelque alliance, comme une confraternité d’âge et de goûts. Le docteur Parigot raconte combien il fut ému à la première visite qu’il fit, en qualité d’inspecteur, dans une ferme des environs de Gheel. C’était pendant l’hiver ; autour du foyer, sous la vaste cheminée, la meilleure place était occupée par un aliéné. L’apparition inattendue d’un étranger sur le seuil de la pauvre maison troubla un peu les paisibles habitans. Effrayés, les enfans se réfugièrent, en jetant un petit cri, entre les jambes du maniaque, dont ils imploraient la protection. L’amour de cet infortuné pour les enfans se peignit vivement sur ses traits, et son geste les couvrit. Cette affection était peut-être le seul lien qui le rattachât à la société ; mais ce lien d’amour le protégeait lui-même en lui méritant les