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d’assez jolies formes, les jambes fines, les reins cambrés, et paraissait devoir être léger à la course. Lorsqu’Athanase s’aperçut que Benjamin était prêt à faire un choix tolérable, il s’approcha du jeune homme, et lui dit à voix basse : — Benjamin, mon ami, prenez garde à ce que vous faites ; ne voyez-vous pas ce petit bouquet de poils blancs au-dessus de la lèvre ? Vous savez bien ce que cela signifie ? Au nom d’Allah, pas d’imprudence !

— Vous avez raison, effendi ; mais je pensais que ce pouvait être la cicatrice de quelque blessure faite par la bride.

— Il n’y a pas de blessure là-dessous ; jamais les chevaux de Cyriagul ne sont blessés. Non, c’est un signe, et des plus funestes[1]. D’ailleurs il n’a pas de sang ; c’est un cheval bien rembourré, et rien de plus. Regardez celui que je vais faire sortir, et ouvrez bien les yeux.

Benjamin se garda bien de négliger cette précaution ; mais quelqu’ouverts qu’ils fussent à l’avance, ses yeux se dilatèrent encore infiniment plus lorsque le cheval ainsi annoncé parut à la suite d’Athanase, qui le traînait par le licou. C’était ce que nous nommerions tout simplement une rosse, et même une rosse à sa dernière phase de dépérissement. La tête basse, les flancs vides et haletans, les membres lourds et engorgés, le poil galeux, l’œil éteint, les oreilles longues et pendantes, rien n’y manquait. Athanase fit le tour de la cour en tirant le licou, puis il vint se placer au centre, et, appelant Benjamin, il lui dit à voix basse et avec précipitation : — Laissez-moi faire, voilà ce qu’il vous faut ; c’est le pendant du cheval dont je vous parlais tout à l’heure, mais Cyriagul fera tout son possible pour le garder.

La dernière partie de cette allocution fit grand plaisir à Benjamin, qui, ne souhaitant pas le moins du monde devenir le possesseur de l’animal et craignant d’offenser Athanase en exprimant une autre opinion que la sienne, se rassura en se disant que l’entêtement de Cyriagul le tirerait d’embarras sans qu’il eût à s’en mêler directement. Aussi se promit-il de ne point prendre part à la discussion ; pourtant il se hasarda à demander d’un ton soumis à Athanase : — Ne vous semble-t-il pas qu’il boite ?

— Boiter, lui ! répondit Athanase avec l’accent de la plus profonde compassion ; mon pauvre enfant, ne dites donc pas de pareilles choses. Ne savez-vous pas que tous les chevaux véritablement arabes

  1. Les Turcs, ainsi que les Arabes, reconnaissent dans la disposition du poil des chevaux l’influence que l’animal aura sur son cavalier. Certain bouquet de poils retourné de telle façon signifie par exemple, que le maître du cheval sera tué en guerre. Ces signes sont quelquefois cause qu’un beau cheval est vendu pour rien, et qu’un autre est payé dix fois sa valeur.