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faisait mettre en vente le terrain sur lequel Annibal était campé et les citoyens qui l’achetaient. Elle n’avait plus ces patriciens qui, assis sur leurs chaises curules, attendaient froidement le fer du Barbare. La porte qu’Annibal n’avait pu franchir fut forcée par Alaric. Les Goths entrèrent dans la ville comme les Gaulois, mais ils ne trouvèrent plus, pour les arrêter, le rocher immobile du Capitole : le Capitole, arraché de sa base séculaire, avait changé de place ; Rome n’était plus dans Rome, elle était à Constantinople. Les Goths y pénétrèrent comme dans une tente abandonnée et la pillèrent. Honorius, aveuglé par une confiance puérile, avait cru le danger passé pour jamais. Les Goths s’étant retirés une première fois, il s’était hâté de triompher. Claudien avait célébré ce triomphe, et une inscription qui existe déclarait la nation des Goths à jamais domptée, Getarum gentem in omne ævum domitam. Alaric n’avait pas de poète de cour pour chanter ses triomphes, il ne mettait pas dans des inscriptions mensongères des victoires anticipées ; mais il marcha sur Rome et la prit.

En présence de ce mémorable événement, on éprouve quelque chose de la stupeur qui alors frappa le monde. On se sent partagé, comme il le fut à ce moment, entre la compassion qu’inspire un si grand désastre et je ne sais quel sentiment d’équité satisfaite, en voyant cette revanche du genre humain contre le peuple qui l’avait asservi et s’était déshonoré par son propre asservissement. Sans doute il est triste de voir les Huns dans les prés de Cincinnatus, mais on s’en console en pensant que depuis ils avaient été les prés de Néron. Pour moi, quand je suis près de la porte Salara les pas d’Alaric, je me surprends à vouloir arrêter le Barbare avant qu’il franchisse le seuil de la ville qui avait vu de si grandes choses et produit de si grands hommes ; mais je me rappelle ce que cette ville dégénérée avait permis de tyrannie et toléré de bassesse. Alors je courbe la tête et, me rangeant de côté, je dis : Laissons passer la justice de Dieu.

Alaric entra par la porte Salara, Totila par la porte Asinaria, dont on voit encore les deux tours, et une autre fois par la porte Ostiensis, aujourd’hui porte Saint-Paul ; par la même porte, Genseric, que la mer apportait, et qui, en s’embarquant, avait dit à son pilote : « Conduis-moi vers le rivage que menace la colère divine. »

Il y eut pourtant un beau moment dans la défense de Rome contre les Barbares, dans ce dernier et désespéré combat du vieux lion mourant, quand Bélisaire vint prendre en main cette défense. Comme un homme courageux attaqué dans sa maison se barricade avec tout ce qui lui tombe sous la main, Bélisaire répara précipitamment les murs entamés dans une première invasion des Goths ; il boucha les ouvertures faites par l’ennemi avec de grosses pierres