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entassées sans ordre et sans ciment. On croit avoir le spectacle de cette vaillante résistance quand on observe certaines parties de muraille rétablies et pour ainsi dire raccommodées avec des débris empruntés pour la plupart aux vieux murs étrusques de Servius Tullius. L’énergie de la défense est visible dans le désordre et le pêle-mêle de ces fortifications improvisées. En voyant ces remparts de Rome naissante servir à protéger Rome décrépite, on embrasse d’un coup d’œil toute la destinée du peuple romain, on tient pour ainsi dire son histoire par les deux bouts.

Le souvenir de Bélisaire s’attache aussi à la porte Pinciana, aujourd’hui close, qui est de son temps et qui porta son nom. En suivant à l’extérieur les murs de Rome, on est surpris de rencontrer cette porte d’une architecture imposante et simple. Elle rappelle un trait héroïque de Bélisaire. Attaqué par les Goths, il voulut rentrer dans Rome par cette porte ; les Romains la fermèrent lâchement : lui alors se retourna et battit les Goths.

C’est le dernier monument où soit empreint le caractère romain, comme Bélisaire fut le dernier des Romains. Après lui, la barbarie a vaincu. On le sent bien en voyant à côté de la porte de Bélisaire, qui est du VIe siècle, la construction informe des murailles du VIIIe, grossier mélange de briques et de petites pierres agglomérées irrégulièrement, œuvre de complète décadence. Évidemment au VIIIe siècle toute trace de la civilisation romaine a disparu ; mais au VIe l’architecture romaine n’était pas morte : elle semble dans la porte Pinciana faire un effort contre la barbarie, alors que Rome elle-même lutte encore contre elle, un moment ranimée par le général de Justinien. La croix grecque tracée sur cette porte rappelle en effet que les défenseurs de la métropole occidentale lui étaient envoyés par l’empereur d’Orient.

À côté de la même porte, on lit sur une pierre les paroles célèbres : « Donnez une obole à Bélisaire ; » mais cette inscription est moderne, comme la légende à laquelle elle fait allusion, et qu’on ne trouve dans nul historien contemporain de Bélisaire. Bélisaire ne demanda jamais l’aumône, et si le cicerone montre encore aux voyageurs l’endroit où, vieux et aveugle, il implorait une obole de la charité des passans, c’est que près de ce lieu il avait, sur la colline du Pincio, son palais, situé entre les jardins de Lucullus et les jardins de Salluste, et digne probablement de ce double voisinage par sa magnificence. Ce qui est vrai, c’est que le vainqueur des Goths et des Vandales fut disgracié par Justinien, grâce aux intrigues de Théodora. La légende, comme presque toujours, a exprimé par une fable une vérité, l’ingratitude si fréquente des souverains envers ceux qui leur ont rendu les plus grands services.