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race étaient restés en Espagne, à la condition d’embrasser le christianisme ; mais cette conversion n’était qu’un masque à l’abri duquel ils maintenaient fidèlement leurs traditions religieuses. Il y en eut même qui se firent prêtres, qui furent reçus dominicains, et pénétrèrent ainsi jusque dans le tribunal du saint-office pour y protéger en secret leurs frères persécutés. Ces familles converties étaient, on le pense bien, l’objet d’une surveillance soupçonneuse ; cette surveillance devint tellement intolérable, que, dans la première moitié du XVIIe siècle, fatigués d’un rôle sans dignité et d’une situation si périlleuse, les juifs portugais résolurent d’aller abjurer le christianisme dans la synagogue d’Amsterdam. Ce qui distinguait ces israélites méridionaux au XVe et au XVIIe siècle, c’était la culture de l’esprit. Tandis que les juifs allemands en étaient encore à la scolastique du Talmud où au mysticisme de la kabbale, leurs frères du Portugal ouvraient avidement les yeux à la lumière de la renaissance. L’histoire littéraire a conservé le souvenir de ces hommes, qui furent les précurseurs et les maîtres de Spinoza. C’était, par exemple, Isaac Orobio de Castro, tour à tour professeur de philosophie à l’université de Salamanque et médecin à Séville : il avait demandé le baptême pour se livrer en liberté à la pratique de la science ; mais bientôt, suspect à l’inquisition, il fut poursuivi, condamné, enfermé trois ans dans un cachot, puis, étant parvenu à s’enfuir, il professa quelque temps la médecine à Toulouse et passa de là en Hollande, où, rentré solennellement dans le sein du judaïsme, il devint l’un des chefs de la communauté portugaise d’Amsterdam. C’était encore Manassé Ben-Israël, docteur en médecine, prédicateur, imprimeur, disciple fervent de la renaissance, l’homme que Grotius estimait tant, et à qui un autre savant humaniste de l’époque, Gaspard Barlaeus, adressait de si beaux vers :

Si sapimus diversa, Deo vivamus amici.

Ce Manassé Ben-Israël, à qui M. V. Hugo, par un étrange caprice, a donné dans son drame de Cromwell un rôle si odieux et si bas, était un des plus nobles esprits de la république des lettres. La synagogue portugaise d’Amsterdam l’envoya en mission auprès de Cromwell pour négocier avec lui l’établissement des juifs en Angleterre, et le mémoire qu’il écrivit en anglais à cette occasion est un document curieux pour l’histoire des idées au XVIIe siècle. Citons enfin le plus célèbre de ces hommes, Uriel Acosta, qui naquit à Lisbonne et y remplit pendant quelques années des fonctions politiques. Esprit libre et hardi, Uriel Acosta s’arracha aussi par la fuite à la surveillance redoutable du saint-office, mais ce fut pour retrouver