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barbe et les mains et la figure brûlées, s’écria : — Qu’y a-t-il donc, Cheik-Nashrullah ? — Qu’y a-t-il ? répondit le vieillard ; le diable lui-même. Je suis perdu pour toujours ! Dieu m’a puni pour mes péchés ; mon honneur est parti avec ma barbe. Oh ! ma barbe ! ma barbe ! — À force d’écouter ses singulières lamentations et de regarder sa figure, mon oncle ne put s’empêcher de sourire, ce dont le vieillard le réprimanda durement en disant : — N’avez-vous pas de honte de rire du malheur de votre frère ? — Mon oncle lui demanda pardon, et le pria de lui apprendre comment cela était arrivé. — C’est ce chien, cette brute, cet infidèle, cet aimable neveu, que vous vous plaisez à appeler un garçon d’avenir, c’est lui, j’en suis sûr, qui a fait le coup. Cette verge que voilà est une preuve assez substantielle de son crime pour le faire décapiter. — En entendant ces paroles, je tremblai, j’allai doucement me mettre au lit, et je fis semblant de dormir profondément. Pendant ce temps, mon bon oncle versa deux ou trois fioles d’encre sur la figure du vieillard et sur ses mains (ce qui est le remède employé ordinairement dans notre pays contre les brûlures), et le fit coucher en lui disant que nous étions tous impuissans contre les décrets de la fatalité, à laquelle nous devons tous nous soumettre, et que ce qui a été ordonné pour chaque individu par la toute-puissante Divinité doit nécessairement arriver. »

On respecta donc la fatalité, mais on punit sévèrement l’instrument libre dont elle s’était servie. Lutfullah fut fortement bâtonné par sa mère et sa grand’mère, et sa mère jura par le saint Koran que s’il se rendait encore coupable d’un pareil délit, elle lui brûlerait les mains avec un fer rouge. Cette histoire eut encore d’autres conséquences, également déplaisantes pour Lutfullah. Son maître d’école, — excellente figure, lui aussi, de cuistre musulman, — apprit le crime de Lutfullah et en ressentit la plus vive indignation ; c’était comme si sa propre nature de cuistre eût été insultée. L’esprit de corps, qui pousse tous les individus d’une même espèce (surtout dans les espèces inférieures) à prendre parti les uns pour les autres, lui inspira l’idée de venger l’outrage fait au cheik. Il fit donc fouetter sans merci le jeune Lutfullah, qui, doué alors d’un grand fonds de malice qui semble s’être épuisé depuis, se vengea en mêlant dans le café de son pédagogue une poudre qui lui valut d’atroces coliques. Le pédagogue était superstitieux comme on ne l’est guère qu’en Orient ; il s’était reproché comme un grand crime d’avoir osé porter la main sur la personne d’un orphelin de race sacerdotale, et il considéra ses coliques comme une juste punition de son audace criminelle. « Après la guérison du maître, je recommençai mes visites à l’école, qui se repeupla de nouveau. La profonde superstition du maître le rendit plus respectueux envers moi qu’il n’était nécessaire, et il dit atout le monde que son indisposition avait été causée par le déplaisir des saints, mes ancêtres, dont il avait reçu plusieurs avertissemens dans ses songes. Il implora mon pardon pour le mauvais traitement