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le reste de votre vie. Et il ajouta : « Vous devriez essayer de brûler votre petit doigt avant de confier aux flammes votre beau corps tout entier. » Mais hélas ! son fanatisme était allé trop loin pour être arrête par ces conseils ou d’autres semblables.

« Elle répondit à M. Earle avec un sourire méprisant qu’elle lui était très obligée pour sa sollicitude, dont elle n’avait pas besoin, que sa parole était une et inaltérable. Alors, déchirant un morceau de son mouchoir, elle le trempa dans l’huile de la lampe brûlante (habituellement placée devant les bûchers, soit que le sacrifice ait lieu le jour, soit qu’il ait lieu la nuit), puis elle le roula hardiment autour de son doigt et l’alluma avec vivacité. Il brûla quelques instans comme une petite chandelle, en répandant l’odeur de la chair grillée, pendant que la jeune beauté parlait à l’auditoire sans un soupir ou une plainte qui pût indiquer la souffrance ; néanmoins la coloration violente de la face, suivie d’une sueur abondante, trahit à nos esprits inquiets et exempts de préjugés les souffrances qu’elle ressentait. Cette frénésie enthousiaste est aidée et soutenue, je crois, par l’effet de quelques narcotiques, particulièrement du camphre, que les cruels brahmanes administrent en large quantité à leurs victimes aussitôt que, sous le coup de la douleur causée par la mort d’un être chéri, elles manifestent l’intention de se détruire. L’effet de ces drogues se communique bientôt à tout le système nerveux, la stupéfaction s’ensuit, et le corps est complètement engourdi avant d’aller au feu. Le bûcher étant alors apprêté, le corps fut lavé et placé dans l’intérieur. Un paquet de camphre d’une demi-livre environ fut lié autour du cou de la dame ; elle se leva avec la vivacité dont elle avait fait preuve jusqu’alors, invoqua ses dieux, et courut au fatal bûcher comme le papillon court à la flamme. Alors elle fit sept fois le tour du bûcher, et y étant entrée enfin, elle plaça sur son sein la tête de son mari mort, puis, prenant une mèche allumée entre l’orteil et le second doigt du pied, elle mit le feu aux combustibles entremêlés aux bûches de bois. Lorsqu’elle fut entrée, les brahmanes commencèrent à fermer les ouvertures avec de grosses pièces de bois ; ce que voyant, le docteur Kay entra dans un tel état d’exaspération, qu’il ne put garder le silence plus longtemps. Quoiqu’il sût peu ou même rien de la langue du pays, il cria avec toute la force dont il fut susceptible : « Coquins, cela n’est pas bien ! Darvaza mat kolo, » c’est-à-dire, n’ouvrez pas la porte, — disant ainsi le contraire de ce qu’il voulait dire. Ce lapsus linguae, même à ce moment tragique, arracha un sourire à la plupart des assistans. Immédiatement après que la pauvre femme eut mis le feu au bûcher, les brahmanes et les autres assistans poussèrent bruyamment au ciel le nom de leur dieu Rama, ordonnèrent aux tambourins, aux flageolets et aux cymbales qui accompagnaient la procession de battre et de jouer, et déchirèrent l’air de leurs hurlemens, afin qu’on ne pût entendre les cris de détresse de la victime ; puis, aussitôt que les flammes se furent ouvert une issue de toutes parts, ils coupèrent aux quatre coins avec leurs petites haches les cordes qui soutenaient les quatre côtés du bûcher, et l’énorme poids, tombant à la fois sur cette femme délicate, l’écrasa en un instant. Quinze minutes après, tout cet embrasement était devenu un monceau de cendres, la musique et les cris cessèrent, et les bourreaux fatigués s’assirent avec calme, sous un