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Lutfullah a été plusieurs fois au service des princes et des nababs de l’Inde ; il n’a jamais su en tirer grand’chose, paraît-il. Il manque d’agilité, et se débrouille mal au milieu de ces intrigues, qui sont pourtant si familières aux Orientaux. Son histoire, à partir du moment où il entra pour la première fois au service de l’Angleterre jusqu’en 1847, peut se résumer en quelques lignes.

Il a mené une vie de Gil Blas honnête ; il a été au service de l’armée anglaise comme secrétaire, comme interprète, comme traducteur. Il a donné aux officiers anglais des leçons d’hindoustani et de mahratte, d’arabe et de persan. Il a été plusieurs fois au service des nababs de Surat. À la mort d’un de ces derniers, le gouvernement de l’Inde fit annoncer par l’administration de Bombay que le titre de nabab était éteint, et que la pension attachée à ce titre était supprimée. Mir-Jafir-Ali, beau-fils du défunt, après avoir vainement réclamé auprès du gouvernement de l’Inde, résolut d’aller à Londres demander réparation, et Lutfullah l’accompagna en qualité de secrétaire et d’interprète. Ce voyage se fit en 1844. Depuis cette époque, Lutfullah, qui avait été déjà marié une fois et qui ne paraît pas avoir été enchanté du caractère de sa femme, a épousé en secondes noces la fille du dernier nabab de Surat ; mais ce mariage princier ne semble pas l’avoir délivré de ses embarras pécuniaires. Cette dame m’a donné quatre enfans, trois filles et un garçon. Que Dieu les bénisse tous ! Mes soucis domestiques sont maintenant fort aggravés. Je suis avancé en âge, et mon revenu n’est pas assez fort pour couvrir les dépenses d’une nombreuse famille ; néanmoins je me résigne à la volonté de l’être omniscient dont le pouvoir tout puissant crée d’abord la nourriture, ensuite les créatures destinées à en vivre. Amen. » Il est impossible d’être de meilleure composition avec l’être des êtres, qui a fait pour Lutfullah tout le contraire de ce qu’il a fait pour le monde en général, et qui lui a donné les créatures avant la nourriture destinée à les alimenter. Cette misérable question d’argent le tourmente tellement que nous soupçonnons presque Lutfullah d’avoir écrit ses mémoires pour grossir un peu, s’il était possible, le chiffre de son revenu. Si cette supposition, sur laquelle M. Eastwick, son éditeur, pourrait seul nous renseigner, était vraie, Lutfullah se trouverait transformé en auteur à l’européenne, et ce serait là le seul profit qu’il eût tiré de sa longue fréquentation des Européens.

Lutfullah n’a pas beaucoup profité en effet de la société des officiers anglais et des agens de la compagnie ; soit que le souci de ses affaires le préoccupe trop vivement et l’empêche de voir autour de lui, soit que son cerveau se refuse à comprendre des caractères et des idées avec lesquels il n’a pas été familiarisé par l’édu-