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avec un personnage dont le nom ne rappelle à nos souvenirs que les plus sévères abstractions de la pensée ; M. Auerbach n’ignore pas cependant que le cœur de son héros a battu, puisque c’est cette période de joies et de douleurs qu’il a la prétention de nous peindre. Spinoza lui-même, dans sa dissertation sur le perfectionnement de l’intelligence, confesse ingénûment que, malgré la rigueur de ses principes, il a connu le trouble des passions. C’est ce Spinoza passionné que nous cherchons en vain dans le récit de M. Auerbach. Au moment où l’intérêt grandit, où la passion semble sur le point d’éclater, l’auteur s’arrête, et, au lieu d’une peinture vivante, on ne trouve plus que les sèches indications de la biographie. M. Auerbach a-t-il eu peur de son sujet ? A-t-il craint d’altérer par des inventions maladroites la grande figure qui posait devant lui, ou bien, à force d’étudier les œuvres de Spinoza pour se pénétrer de sa pensée, s’est-il laissé gagner par l’austérité glaciale de ses formules ? Je m’en tiens à cette dernière explication. M. Auerbach n’a pas su diriger son travail ; l’étude trop scrupuleuse, trop minutieuse, a refroidi l’imagination du conteur. La première moitié du livre est vive, colorée, dramatique ; la fin est pâle et languissante.

Ce n’est pas seulement la figure de Spinoza que le peintre attaque d’une main timide ; les autres personnages du récit s’effacent peu à peu et finissent par disparaître. Un soir, dans une rue d’Amsterdam, un des ennemis de Baruch, un de ceux qui l’ont dénoncé au sanhédrin, le fanatique et stupide Chisdaï, le frappe d’un coup de poignard. Pourquoi cet étrange épisode, qui voulait être lié au récit, est-il mentionné sèchement en quelques lignes ? Ce n’est pas tout : peu de temps après le mariage d’Olympia, Baruch apprend que van den Ende, le sceptique médecin, l’épicurien jovial, a joué un rôle dans un drame politique, et qu’il a payé de sa vie la témérité de son entreprise. Pour créer des embarras à la France, à l’heure où Louis XIV menace les Provinces-Unies, van den Ende a conspiré contre le roi avec Latréaumont et le chevalier de Rohan. La conspiration a été découverte, et le maître de Spinoza, arrêté en Normandie, est mort sur la potence. Comment expliquer la fin tragique de van den Ende ? Par quel miracle ce joyeux rabelaisien devient-il tout à coup un homme d’action, un héros de patriotisme et d’audace ? Si le portrait du médecin hollandais, tel que l’a tracé le romancier, est un portrait fidèle, ce singulier personnage a subi une transformation dont le récit devrait nous rendre compte. Je cherche le sens de cette énigme, j’en demande l’explication à l’auteur, et l’auteur garde le silence. Que deviennent aussi Olympia, et Kerkering, et Meyer, et le rabbin Manassé ? Toutes ces figures, groupées autour de Spinoza, s’évanouissent comme des fantômes. On voit trop que ce livre n’est