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moment fut pour Wolfgang un moment de bien-être et de délivrance, le second fut tout à la colère et au désespoir.

Cependant le grand jour avançait. Le 6 août de l’an de grâce 1771, l’illustre académie de Strasbourg, illustris jureconsultorum ordo, décernait à l’étudiant Johann-Wolfgang Goethe, virum prœnobilissimum atque doctissimum, les magnifiques honneurs et privilèges du doctorat, summos in utroque jure honores et privilégia doctoralia. Des thèses latines et des mercuriales, il y en eut à n’en pas finir, et le tout fut terminé par un immense banquet où professeurs, élèves et répétiteurs fraternisèrent ensemble jusqu’au matin aux frais du brillant lauréat. Enfin c’était donc fait, et après tant d’empêchemens, d’atermoiemens, d’erreurs et de crises, en dépit d’Apollon et de l’Amour, Johann-Wolfgang Goethe était avocat, — avocat dans le présent, et dans l’avenir, qui sait ? peut-être bourgmestre de la sérénissime ville de Francfort.


V

Les parens de Goethe étaient ravis et l’attendaient à Francfort ; pour lui cependant ce furent des jours douloureux. Quitter Strasbourg sans revoir Frédérique, il n’y pouvait penser, et la seule idée de ces adieux suprêmes lui déchirait le cœur. Il allait et venait, prétextait, remettait au lendemain. Enfin, après avoir épuisé toutes les distractions, tous les vagabondages, après s’être fatigué le corps et l’esprit dans les écoles buissonnières, un matin il selle son cheval et part pour Sesenheim. Pauvre Frédérique ! un pressentiment l’avait-il avertie ? En arrivant, il la trouva sur la porte du jardin toute pensive et découragée ; quand il eut mis pied à terre, elle lui tendit la main sans rien dire, et tous deux restèrent embrassés, des larmes dans les yeux, la mort dans l’âme ! Ce qu’ils perdaient l’un et l’autre, quelle somme de bonheur et d’irréparables jouissances, ils le sentaient trop vivement pour l’exprimer. Goethe s’avoua coupable et ne se pardonnait pas d’avoir brisé ce noble cœur, si digne des plus douces félicités. Quant à Frédérique, pas un mot de reproche ne sortit de sa bouche : elle avait aimé, et sa vie était maintenant tout entière dans le souvenir de cet amour, dont les peines jamais ne dépasseraient l’ivresse et les délices. D’ailleurs qu’eût-elle dit, la pauvre enfant, qu’eût-elle fait pour retenir celui à qui elle s’était donnée, et qui finalement manquait de courage pour se conquérir l’indépendance et livrer combat en l’honneur d’elle aux dures nécessités de l’existence, le cœur plus occupé de l’analyse de son amour que de cet amour même, poète qui de ses sensations tôt ou tard se délivre en chantant ! N’importe, l’heure des chansons n’allait pas